MISERERE

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MISERERE
NOUVELLE FANTASTIQUE

MISERERE

 

 

 

 

 

Ecrit par Ludovic Coué le 08 novembre 2018

 

 

Qui vit par l’épée périra par l’épée.

 

  • Miserere : Pitié !

 

Toute ressemblance avec des faits ou des personnages réels vivants ou ayant existé serait fortuite et pure coïncidence. Cette histoire étant une pure fiction.

A Paris, un homme, assis au bord de son lit, la tête entre les mains, pleure. Seul au milieu de la nuit.

Il se frotte les yeux et compose un numéro sur son portable.

 

A l’autre bout de la ville, en haut d’une tour endormie, la sonnerie d’un téléphone rompt le silence.

André se réveille et attrape gauchement le combiné du fixe. Le numéro qui apparaît sur le petit écran digital ne lui est pas connu. Il maugrée un moment en imaginant que c’est encore un appel attrape-couillon pour vendre quelque chose, mais au bout de quatre sonneries, il se résout à décrocher : “Allo ! Allo ?

– André ? C’est Michel…

– Michel ? Michel qui ?

– Michel Guérin, ton pote d’enfance.

– Toi ? Depuis toutes ces années… Tu sais quelle heure il est ? Tu ne pouvais pas attendre demain pour m’appeler ?

– Non. Pouvais pas…Je l’ai retrouvé, André. Je l’ai retrouvé.

– Qui as-tu retrouvé ?

– Devine…

– ??? Oh ! Lui ? Oh mon Dieu ! Il vit toujours ?

– Oui. Il vit paisiblement une douce retraite.

– Les autres sont au courant ?

– Oui.

– Bon sang… On fait quoi ?

– Prends une semaine de vacances et rejoins-nous demain là-bas.

– Comment ça ? Il y est retourné ?

– Peur de rien ! C’est dire si sa conscience le travaille… Et il y a mieux… Mais je te dirai ça demain.

– Merde… OK. Je vous rejoindrai demain. Content de revoir tout le monde; même si… enfin, à demain. Je prendrai un TGV et je t’envoie un SMS dès que je connais mon heure d’arrivée.

– OK. A demain. “

Dans le noir, André reste assis dans son lit, submergé par ses émotions qui sont autant de déferlantes ; une forme de culpabilité l’étreint et le renvoie à un passé lointain et douloureux. C’est une souffrance de l’âme aussi, et finalement une rage naissante enfle, et l’emporte sur tout. Il laisse échapper : “Goulven… On ne t’oublie pas. “

 

Quand les policiers de Brest ont été appelés par le garde-champêtre, ils ont eu bien du mal à comprendre de quoi il s’agissait tellement le pauvre diable balbutiait et semblait être sous le coup d’une grande agitation.

– Calmez-vous Monsieur, calmez-vous. Répétez lentement ce que vous venez de me dire.“ insiste l’agent en levant les yeux au ciel.

– Dans la cabane, dans le bois ! Le vieux prêtre ! Il est mort ! Il a été assassiné et il est dans une posture… Mon Dieu ! C’est une véritable horreur ! Un blasphème ! Venez vite !

– Avez-vous touché à quoi que ce soit ?

– Non. J’ai seulement passé la tête à l’intérieur pour regarder car la porte était ouverte en grand alors que d’habitude, elle est toujours fermée. Je l’ai repoussée avec mon bâton pour que personne d’autre n’entre.

– Comment vous appelez-vous ? Et pourquoi n’avez-vous pas appelé la gendarmerie ?

– Parce que je connais bien le commissaire Le Fur ! Je suis le garde-champêtre de la commune de Milizac. Je m’appelle Raymond Maout. Dites-lui que c’est moi qui ai appelé. Il sait bien que je ne raconte jamais de bobards.

– OK. Donnez-moi l’adresse exacte de la cabane ou bien précisez-moi l’endroit où on pourra vous retrouver et on envoie une équipe.

– Attendez que je m’assoie… Vous comprenez, la vision de ce pauvre curé m’a fichu un sacré coup. Donnez-moi un numéro de mobile pour que je vous envoie les coordonnées GPS… Le temps de mettre la main sur mon stylo…Voilà… Merci. A tout à l’heure.“

 

A cinq mètres de la cabane, le vieux garde-champêtre s’assoit contre le tronc d’un chêne. Il déboutonne son col de chemise et aspire l’air à grandes goulées. Il ouvre son application GPS, récupère sa position et effectue une copie d’écran et l’envoie au numéro écrit sur le dos de sa main gauche.

Son rythme cardiaque qui était monté dans les tours se calme un peu pour redevenir à peu près normal.

Un signal sonore l’avertit de l’arrivée d’un nouveau SMS : “Bien reçu. Nous partons. Commissaire fait le déplacement. “

 

Quand les policiers arrivent sur place, vingt minutes plus tard, ils découvrent le garde-champêtre avachi et inerte, assis contre le tronc d’arbre. Le commissaire accourt : Hé Maout ! Maout !

Le garde champêtre ouvre les yeux, avale sa salive, se redresse un peu et déclare qu’il croit bien s’être un peu endormi. Bonjour Bruno ! Tu as cru que j’avais passé l’arme à gauche ?

– Ben, les apparences…

– Il en faut plus que ça pour un vieux briscard comme moi.  C’est dans la cabane, là. Conclut-il en pointant du doigt.

Les policiers prennent des photos du sol et de la cabane avant d’entrer. Et quand ils aperçoivent la scène de crime, Ils s’arrêtent net à l’entrée, saisis par l’horreur de ce qu’ils découvrent.

Un vieil homme aux cheveux blancs, dégarni, dénudé et blanc comme un linge repose à plat ventre sur une sorte de cheval d’arçon improvisé. Les jambes et les bras pendants.

Il est relié à deux machines, des moteurs électriques, aux deux extrémités de son corps. De sa bouche et son anus dépassent  un énorme godemichet qui est lui-même solidarisé à un mécanisme dont on comprend facilement qu’il est agencé pour effectuer des va-et-vient.

La victime porte des marques aux poignets ainsi qu’aux chevilles. Marques très probablement dues à des liens.

Sur un des murs, on a peint à la bombe :

“NEC MISERICORDIAE ! CUM GLADIUS DOMINI !“

Un grand écran plat est resté posé devant la victime sur une caisse, à côté d’un pot de vaseline. Une caméra vidéo, reliée à l’écran, repose toujours sur un trépied. Elle ne contient aucun disque.

Le médecin légiste informe que la victime est décédée depuis douze heures environ et qu’il faudra attendre les résultats de l’autopsie pour connaître la cause exacte du décès.

En prenant les photos au flash de la victime sous tous les angles et en zoomant sur certains points, un policier appelle le commissaire : Patron ! Regardez, là. Il y a des traces de piqûres !

Le commissaire s’approche et constate ces marques autour de l’anus du malheureux. Hé, Doc ! Venez voir ça… Qu’en pensez-vous ?

– Curieux… Cela ressemble à des points d’injection pour une anesthésie locale. Pourquoi torturer quelqu’un et l’empêcher de souffrir ? Pas logique… “

Le Fur se frotte le menton et mémorise toute la scène. Il se demande à quoi peut bien rimer une telle mise en scène : “Prenez des photos de chaque parcelle, plus une vidéo globale. Je veux savoir où a été posé le trépied autour de la victime.

– Doc ? Vous vous y connaissez en latin ? Vous savez ce que veut exactement dire ce qu’il y a d’écrit sur le mur ?

– Oui… Pas de pitié ! Avec l’épée de Dieu !

– Hummm… On a laissé pas mal de messages à notre intention, on dirait.

– Comment ça ?

– Les portes ouvertes pour attirer l’œil. Ils auraient pu tout vider, refermer la cabane et enterrer le cadavre ailleurs, loin d’ici. Les meurtriers connaissaient très bien la victime et ont voulu qu’on le voie ainsi, humilié. Mais de cette façon… ça oriente un peu sur les raisons qui ont poussé à traiter ainsi le prêtre, vous ne trouvez pas ?

– Un prêtre pédophile ?

– Ça pourrait bien ressembler à ça… “

 

Quand les quatre amis d’enfance se sont retrouvés à la gare de Brest, soixante-douze heures plus tôt, ils se sont serré la main, un peu gênés par leur nouvelle apparence quarante ans plus tard : qui était qui ?

– Bon, moi, vous savez que je suis André, ingénieur en mécanique aéronautique. Michel je t’ai reconnu. Quant aux autres, vous me pardonnerez, mais je n’arrive pas à mettre un prénom sur vos visages. A moins que… Toi tu soies Olivier Roudaut ?

– C’est ça. Infirmier.

.- Il reste donc Gérard.  Salut Gérard !

– Salut André. Content de te revoir. Moi, je suis pharmacien

Michel frappe dans ses mains : “Allez, ne restons pas là. J’ai garé mon combi de location  au fond du parking. Evidemment loué sous un nom d’emprunt. Tout payé en liquide. Les courses aussi. Tout est dans le camion. Tout prévu pour quatre jours. De la brosse à dent au PQ. “

Gérard et Olivier montent à l’arrière et André devant.

Olivier s’avance entre les deux sièges : “Où allez-vous loger vous deux ? Nous, on habite Milizac, c’est normal qu’on nous y voie, mais vous ? “

Michel répond : “Dans la cabane du bois. On va y passer les prochains jours. Mais si ça se passe comme je le prévois, ça n’a pas trop d’importance. Tu as ce que je t’ai demandé ?

– Oui. Une télé et un caméscope qui fonctionnent parfaitement, achetés dans une solderie. Payés en liquide.

–  Bien. Et toi Gérard ? Tu comptes t’y prendre comment ?

– Demain soir, ma pharmacie sera fracturée. J’aurai les flacons, les seringues et les aiguilles.

– Parfait. André, comme c’est toi le bricoleur de génie de la bande, je t’ai préparé un peu de matos que tu trouveras dans le coffre. Tu ne vas pas être déçu… “

 

Avant de quitter les lieux du crime, le commissaire a été  informé par le garde-champêtre qu’en quarante ans, rien de grave ne s’était produit, et là, en deux jours, une pharmacie dévalisée et un meurtre ! “Quelle engeance ! “ Avait-il conclu.

– La pharmacie ? Tiens donc ! Et qu’a-t-on dérobé ?

– Sais pas. Les gendarmes sont venus et ont investigué les lieux. Faudrait demander au pharmacien…

– C’est bien ce que je compte faire. Allez, rentre chez toi et repose-toi. Tu n’as pas bonne mine. Bon ! Les gars ! On a terminé ? On évacue le corps, on embarque tout et on pose les scellés. Je parie ce que l’on veut que nous n’aurons pas d’autres empreintes que celles du curé… Allons au bourg voir le pharmacien. “

Le convoi quitte la petite route de Coat-Méal et rejoint le bourg de Milizac.

La porte en verre de la pharmacie a disparu et des ouvriers la remplacent provisoirement par un panneau en contreplaqué.

Le commissaire prend place dans la file d’attente en écoutant les conversations.

– Ah ! Mon pôv’ Monsieur ! Vot’ porte qu’a volé en éclats… C’est qui les loustans qui vous ont fait ça ? Qu’est-ce qu’ils cherchaient ? De la drogue ? Hein ? C’est forcément ça. C’est sûr !

– Eh bien, pour tout vous dire Madame Le Duff, je ne sais pas encore ce qu’on m’a pris. Mon coffre est intact et la caisse aussi. C’est peut-être simplement quelqu’un qui a accidentellement brisé la porte en verre ? Mon assistante est en train de faire un inventaire pour en avoir le cœur net. Dites, votre paracétamol, vous le voulez en comprimés, en gélules ou en effervescents ?

– En gélules ma doué ! Les aut’ ont un goût trop amer !

– Voici Madame…Bonne journée ! Monsieur ? Que souhaitez-vous ?

– Bonjour. Mon prénom c’est commissaire et mon nom c’est Le Fur. Commissariat de Brest.  Pas de Monsieur entre nous. Appelez-moi par mon prénom… Et vous ? Vous vous nommez ?

– Gérard Masson, commissaire. Pharmacien de Milizac.

– Vous vivez à Milizac depuis quand ?

– Depuis toujours.

– OK. Vous ne savez donc pas pourquoi on vous a fracturé votre enseigne ?

– Non. On procède à un inventaire pour le savoir. Les stups n’ont pas été touchés. Le coffre est intact. Ainsi que la caisse. Peut-être un simple accident ? Sinon, ils auraient au moins vidé le tiroir-caisse, non ?

– Ça dépend des motivations…

– C’est-à-dire ?

– Bonne journée Masson. A bientôt je pense… Ah ! Au fait, quel âge avez-vous ?

–  Cin… Cinquante-cinq ans ? Pourquoi ?

– Pour rien… Pour rien. Bonne journée et pendant que je vous tiens, veuillez vous enquérir de l’état de santé du garde-champêtre. Je le trouve un peu trop pâle.

 

Au commissariat, les résultats de l’autopsie sont arrivés : Cause du décès, infarctus du myocarde et c’est bien de la xylocaïne qui a été injectée.

La victime est donc le père Maurice qui a exercé son Ministère dans les années soixante-dix. Pendant les dix ans passés à la paroisse de Milizac, aucun problème enregistré. Inconnu du fichier.

Le commissaire pense intérieurement : “Apparemment seulement, car le traitement qu’on lui a fait subir et les inscriptions transpirent la vengeance mûrement réfléchie et orchestrée avec soin.

– Bébert ! On retourne à Milizac ! J’appelle Maout.

– OK. Patron. Je prépare la voiture.

Le trajet dure une demi-heure et la circulation est fluide.

– Ah ! Tu as repris des couleurs mon gaillard ! Ça fait plaisir à voir. Bon. Dis-moi Maout, le curé, là. Il n’a jamais eu d’histoire de tripotage quand il était prêtre ici ? Tu l’as connu à cette époque, il me semble?

– Des bruits ont couru… Des racontars de bonnes femmes, tu vois… Rien de vraiment tangible. Aucun scandale n’a éclaté et je n’ai jamais entendu aucun enfant du catéchisme se plaindre de quoi que ce soit.

– Mouais… Et du côté des enfants de chœur ? Rien ? Il n’y a pas un événement qui te reviendrait en mémoire ?

– Attends…comment il s’appelait déjà celui qui s’est suicidé en soixante-dix-sept ? Ah merde ! La mémoire… Attends… Il s’appelait… Goulven ! Goulven Riou. C’est à ce moment-là que les rumeurs ont circulé. Avant,  le môme était joyeux et sympa et tellement content de devenir enfant de chœur ! Il voulait devenir prêtre, ouais. Il a changé du tout au tout peu de temps après avoir commencé à aider le curé. Il est devenu renfermé, triste et même un peu agressif. Et un matin de cette année-là, ses parents l’ont retrouvé pendu dans sa chambre. Pauvre petit gamin ! J’étais plus vieux que lui, mais je le connaissais et je l’aimais bien. Je me rappelle parfaitement de lui; un petit blond doué à l’école et sacrément fortiche en maths.

– Un mort ? Il avait des amis ?

– Il faisait partie d’une bande… Je crois bien qu’ils étaient cinq. Attends il y avait Olivier. Un teigneux celui-là ! Il habite toujours ici; il est infirmier. Il y avait aussi… Ben, le pharmacien, Gérard ! Les deux autres, je ne me rappelle plus de leurs noms. Ils sont partis depuis si longtemps. Mais je pense que le pharmacien ou l’infirmier s’en rappelleront.

– Je le pense aussi. On n’oublie pas ses amis comme ça. Moi, je me rappelle des miens à cet âge-là. Dis-moi. Comment les parents du petit Goulven ont réagi ? Ont-ils cherché à savoir pourquoi leur fils avait mis fin à ses jours ? Sont-ils allés trouver le curé ?

– Sais pas. Mais tu penses bien qu’à cette époque-là, par ici, personne n’allait se frotter au curé. Surtout pour des histoires comme ça. Les parents auraient eu trop honte ! Mais je me rappelle que des gens ont commencé à causer, mais ça n’est pas allé plus loin que ça. Il me semble… Enfin, je crois qu’un inspecteur de police était venu au bourg ; mais je n’en suis pas sûr.

-OK. Merci Maout.

– Tu y comprends quelque chose, toi ?

– J’ai mon idée…

 

Le commissaire Le Fur retourne à la pharmacie et en franchit le seuil : “ Monsieur Masson ! Comment allez-vous depuis hier ?

– Oh commissaire ! Très bien. Et vous?

– Ma foi. Pas à me plaindre. Alors, dites-moi. Et cet inventaire ?

– Curieusement, on ne nous a volé qu’une boîte d’anesthésique local, une de seringues et une autre d’aiguilles. J’ai du mal à comprendre. Aucune valeur marchande même pour un junkie.

– Oui. Vous avez raison. Pas de valeur marchande. Mais très utile, voire indispensable pour empêcher quelqu’un de souffrir physiquement. Non ? Qu’en pensez-vous ?

– C’est la raison d’être du produit. C’est sûr.

– Nous sommes d’accord. Il reste cependant à savoir pourquoi on vole ce matériel, alors qu’on peut l’obtenir sur ordonnance en passant chez son médecin.

– Oui. Après, c’est peut-être un criminel blessé par balle qui ne veut pas passer chez un médecin ? Ses complices sont venus chercher de quoi le soulager de ses souffrances ?

– C’est un criminel. C’est sûr. Pour le reste, c’est tiré par les cheveux. En général, ces gens-là ont leur réseau, leur propre médecin et se font soigner hors du cadre habituel. Ils ne cotisent pas à la sécu.

– Je ne vois pas d’autre scénario, à part un détournement du produit ? Mais je ne connais pas d’autre utilisation que l’anesthésie locale.

– Soit !“  Le commissaire se rapproche du pharmacien. Assez prêt pour sentir son haleine mentholée : “Et maintenant, je vais vous demander de faire un effort de mémoire. Vous rappelez-vous d’un certain Goulven Riou ?“

Le pharmacien n’a même pas tiqué : “Bien sûr ! C’était un de mes amis d’enfance. Le pauvre garçon a mis fin à ses jours en soixante-dix-sept je crois. Il s’est pendu. Ça nous a fichu un sacré coup à l’époque.

– Qui ça, nous ?

– Eh bien, ses amis. On formait une petite bande de cinq garçons.

– Qui étaient les autres ?

– André, Michel et Olivier.

– Ils sont où ces gens-là maintenant ?

– Olivier vit ici. Il est infirmier. Par contre, les deux autres, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Ils ont du partir dans les années quatre-vingt. Je ne me souviens même plus de leurs noms de famille.

– Vous aviez le même âge ?

– Il me semble, oui.

– Alors ce sera facile de retrouver leurs noms aux archives scolaires. Dernière question… pour aujourd’hui. Avez-vous été enfant de chœur ?“

Le pharmacien soupire : “Oui.

– Les quatre autres aussi je présume ?

– Oui. Eux aussi. A un moment donné.

– Parfait ! Allez, je vous laisse Masson. Mais continuez à réfléchir, vous trouverez peut-être pour l’anesthésique.

– Je vais consulter le VIDAL.

– Oui. C’est ça. Faites donc ça. “

 

Quand les quatre amis sont arrivés à la cabane, dans le bois, ils ont fait sauter le cadenas de la porte et on posé le leur. Ils ont vidé le combi et transféré les caisses à l’intérieur, ainsi que les cagettes et les grands sacs noirs en nylon.

André a réparti les tâches concernant le matériel. Il y avait une table spéciale, comme un banc de musculation modifié pour qu’il soit plus haut par rapport au sol et de la même hauteur qu’une table – des tenues de protection de peintres en papier bleu dotées de cagoules, des paires de gants en vinyle, des chaussons en papier plastifié, des masques de Pinocchio souples et une bombe de peinture – Un système vidéo à monter et à tester avec des spots d’éclairage – un mini frigo – des bouteilles d’eau, de bière, de la nourriture sous vide, des pains de mie, des conserves – une caisse remplie de deux moteur électriques, deux batteries de voiture et des systèmes métalliques articulés et… Deux énormes godemichés noirs ! Et pour finir, un gros pot de vaseline.

En souriant, Michel a désigné cette caisse à André : “C’est tes joujoux Einstein ! A toi de jouer !

– Merde Michel, ou as-tu trouvé ces systèmes ? Comment t’en as eu l’idée ?

– T’as pas Internet chez toi ? Tu ne vas jamais sur les sites de cul ? C’est là que j’ai vu ça… Allez, au boulot tout doit être prêt pour la cérémonie de demain. Et avant de toucher à quoi que ce soit, vous m’enfilez une paire de gants en coton. Je ne veux aucune empreinte sur quoi que ce soit. C’est important. OK ?“

 

Au commissariat, l’ambiance n’est pas habituelle, on entendrait une mouche voler et ça n’échappe pas à Le Fur quand il arrive. Ho ! Quelqu’un est-il mort durant mon absence ?

Bébert, que l’on vient d’informer discrètement, rejoint le commissaire. Euh… patron… On a déposé un des indices de la scène de crime sur votre bureau. Faut que vous voyiez ça tout de suite.

– C’est quoi encore ? C’est le journal ? C’est ça ? Le télégramme de Brest ? Et alors ?

– C’est une édition de soixante-dix-sept. Et à la page des communes, à Milizac, il y a un article parlant de votre père.

– Quoi ? Qu’est-ce…

L’article, agrémenté de la photo du père du commissaire posant devant le photographe mentionne : “Le suicide d’un enfant de douze ans a considérablement ému la commune de Milizac. L’inspecteur Berthin Le Fur a été dépêché pour y auditionner les proches de l’enfant ainsi que les personnalités du bourg. Aucun ne comprend ce geste terrible. Le prêtre parle d’une grande perte, une grande douleur pour la paroisse.

L’inspecteur Le Fur a conclu que le suicide de l’enfant était un mystère et que rien ne le laissait présager. “

Le commissaire se laisse tomber sur son fauteuil. Le menton posé sur le dos de ses mains jointes, les coudes sur le bureau. Le regard dans le vague.

– Patron ? Ça va ?

– Laisse-moi Bébert et ferme la porte.

Les réflexions du commissaire l’amènent à appeler Olivier, l’infirmier.

– Olivier Roudaut ? C’est le commissaire Le Fur de Brest. Je souhaite vous rencontrer au plus vite.

– Enchanté commissaire, ça ne va pas être facile avec mon agenda…

– Si vous préférez, je vous envoie deux policiers pour vous amener manu militari au commissariat et vous en aurez pour la journée. Autrement, vous vous démerdez pour être chez vous dans une demi-heure et ça ne durera qu’une vingtaine de minutes. Alors ?

– Euh… OK. Chez moi dans une demi-heure.

Le commissaire raccroche et appelle le pharmacien : “Allo ! Masson ? C’est le commissaire. Retrouvez-moi dans une demi-heure chez Olivier Roudaut, votre pote infirmier.

– Mais, je…

– Je vous conseille de ne pas être en retard !“

Le Fur est parti seul en direction de Milizac. Plutôt furibard.

 

En arrivant devant la maison de Roudaut où une plaque professionnelle est vissée sur le mur à côté de la porte, il constate que le pharmacien est déjà là. Au volant de sa Porsche Cayenne.

Le commissaire se gare et sort immédiatement de sa voiture pour aller sonner à la porte de l’infirmier. Masson lui emboîte le pas.

Roudaut ouvre la porte et découvre ses deux visiteurs : “Commissaire Le Fur, je présume ?

– C’est ça. Entrons. “

Les trois hommes traversent une petite salle d’attente sommaire : quatre chaises, une table basse jonchée de revues diverses et variées. Quelques affiches au mur vantent les mérites de la vaccination et renseignent sur les tarifs pratiqués.

Au bout d’un couloir sombre, l’infirmier ouvre une porte épaisse qui donne sur son intérieur privé.

Deux autres hommes sont assis sur un canapé en cuir couleur fauve.

Le commissaire les observe un instant et lâche : “J’imagine que vous êtes André et Michel ? “

Les deux hommes se lèvent, la mine sombre. Michel répond calmement : “C’est bien nous. Veuillez nous rejoindre. Je crois que vous savez pas mal de choses. Mais vous ne savez pas tout. Nous avons des explications à vous apporter. Et quand vous nous aurez entendues. Vous jugerez de la suite à donner. “

Rembruni, le commissaire répond sèchement : “Vous êtes quatre criminels. Qu’y a-t-il à rajouter ?

– Asseyez-vous et écoutez-moi. Vous voulez bien ?“

Le Fur obtempère et s’installe dans un fauteuil moelleux et confortable, assorti au canapé.

Roudaut apporte une cafetière et cinq tasses.

Michel reprend : “Vous avez raison, commissaire. Nous sommes quatre criminels car nous avons tué le père Maurice. C’est actuellement votre vision des choses.

Nous, nous quatre, nous avons vengé les souffrances, les humiliations, le désespoir et la mort de Goulven Riou, notre ami. C’est un serment que nous avions fait tous les cinq avant que Goulven ne mette fin à ses jours. La promesse, l’engagement qu’un jour on ferait payer au prêtre tout ce qu’il nous faisait. Vous comprenez ? Etes-vous capable de simplement imaginer ce que nous avons subi à cette époque-là ?

Nous étions poussés par nos parents à nous inscrire au catéchisme et mieux à présenter notre candidature comme enfant de chœur. Et ce vieux salingue avait alors des innocents sous sa coupe qu’il conditionnait et abusait. Il nous approchait par étapes. De simples attouchements qui, au début n’éveillaient pas les soupçons, ne nous alarmaient pas. Et puis ça s’aggravait… Il prenait l’ascendant et nous disait de ne rien dire, que c’était un secret et que si nos parents l’apprenaient, nous serions montrés du doigt nous serions la honte de nos familles et de tout le bourg et que nous finirions en enfer. Oh, bien sûr, aujourd’hui, ça peut paraître ridicule. Mais à l’époque, dans les années soixante-dix, ça ne faisait pas rire.

Après les attouchements, il fallait le tripoter, lui. On devait jouer avec son goupillon qui finissait dans notre bouche. L’étape d’après se déroulait dans la sacristie. L’huile sainte ne servait pas qu’à bénir les fronts et ce salopard s’en servait pour nous sodomiser.

On ne parlait pas de ça entre nous. Honteux que nous étions.

On y est tous passé. D’autres aussi qui ne sont pas là et qui ne faisaient pas partie de notre bande. D’autres générations d’enfants de chœur, après nous.

Quand Goulven s’est présenté pour faire partie des serviteurs de la messe, le prêtre a immédiatement craqué sur lui, le petit blond.

Goulven, bien que n’étant pas chétif, était plus petit que la moyenne. Il avait les cheveux très blonds et une bonne bouille, comme on dit.

On l’a vu dépérir au fil des semaines. Devant son abattement soudain, on lui a demandé ce qu’il lui arrivait. Il nous a raconté que le prêtre lui faisait des choses horribles. On lui a avoué que nous aussi, on avait subi les mêmes atrocités et qu’on était trop gênés pour en parler aux autres.

On était cinq gosses, cinq amis inséparables, commissaire. On était toujours ensemble à battre la campagne, chercher des grillons, des têtards, à aller cueillir des châtaignes, faire des feux, emmerder les vaches, ériger des barrages avec de la glaise et des cailloux sur les ruisseaux. A construire des cabanes. Et à l’école aussi. En classe, à la récré. Ensemble et solidaires. Toujours.

On a essayé de le réconforter. On a fait le serment de nous venger un jour.

C’était quelqu’un d’exceptionnel, vous savez. Pas comme nous. Il avait un potentiel hors normes. Il comprenait tout et plus vite que quiconque et il apprenait si facilement ! Un avenir brillant l’attendait. Mais le prêtre s’acharnait sur lui. Au point qu’un jour, il nous a dit qu’il saignait et souffrait le martyr. Nous étions contrits.

Une semaine plus tard, Goulven nous a quittés. Il s’est pendu sans laisser de mot.

Sa disparition a été pour nous un déchirement. Nous ne nous en sommes jamais remis et ça a cimenté notre volonté de vengeance.

Votre père à l’époque, était inspecteur. Il est venu enquêter. On espérait voir le curé partir les menottes aux poignets. Mais il n’a pas été  inquiété… Aussi, quand j’ai appris que le prêtre revenait à Milizac pour y couler une retraite tranquille et que vous, commissaire Le Fur, vous étiez en poste à Brest, j’ai su que le moment d’honorer notre promesse était venu.

Vous savez ce qu’a subi le père Maurice. Ce n’était qu’un juste retour des choses. Avant de mourir, il a compris à quel point il nous avait fait souffrir aussi bien psychiquement que physiquement. La caméra et l’écran étaient là pour ça. Pour qu’il se voie tels que nous étions sous son emprise.

Au début de la séance, il implorait notre pitié tout en niant en bloc et à la fin, il a reconnu tous ses crimes et sa responsabilité dans la mort de Goulven ; et il a demandé notre pardon. Ce n’est pas la douleur physique qui a eu raison de son cœur, mais la honte et la culpabilité.

Nous n’avons pas tué un prêtre commissaire. Nous avons tué un monstre. Pour Goulven que nous n’avons pas pu sauver et pour tous les autres Goulven que votre père aurait pu épargner. Nous ne sommes que des gens ordinaires vous savez. Avant ça, nous n’avons jamais commis le moindre délit et après ça, nous reprendrons le cours normal de nos existences. Au passage, je vous fais remarquer que nous aurions pu disparaître, et vous n’auriez jamais pu prouver notre présence à Milizac.

La suite ne dépend que de vous.

– Oh ! Vraiment ?

– Vraiment. Vous êtes le seul à savoir que nous avons tué le prêtre. Sans aucune preuve. Une intuition, rien de plus.

D’un autre côté, la séance a été enregistrée et le disque a été dupliqué en plusieurs exemplaires. Sur la vidéo, il est impossible de nous reconnaître. Par contre, on entend le prêtre avouer ses crimes et sa responsabilité dans le suicide de Goulven. Une séquence vous intéressera particulièrement : celle où il indique qu’après le passage de votre père, il a encore abusé de dizaines de jeunes garçons et que si l’inspecteur Le Fur l’avait arrêté à ce moment-là, il n’y aurait pas eu toutes ces petites victimes innocentes. Donc, oui. Tout dépend de vous. “

Le Fur réfléchit un bon moment puis, dans un soupir las répond : “Je vois… Soit je vous coffre et vous n’irez pas en prison, faute de preuves, et un scandale vieux de quarante ans éclatera, éclaboussant mon père par la même occasion. Ou bien, je vous laisse libres et cette enquête passera pour un échec personnel… Filez-moi le disque et donnez-moi vingt-quatre heures pour prendre ma décision.

 

 

A ce jour, André, Michel, Gérard et Olivier n’ont pas été inquiétés. Ils vivent libres et se revoient tous les ans pour commémorer le souvenir de Goulven.

 

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