Editions Spirou à Monsieur Lagaffe Gaston
Près de chez Jules
En face de chez Schmidt
75000 Paris
Monsieur Lagaffe,
Cela fait maintenant trente ans que vous collaborez dans notre maison d’édition, et je suis au regret de vous annoncer que cette collaboration doit prendre fin.
Cela n’a rien de personnel, comprenez-le bien, mais dans ces temps d’austérité, l’entreprise se doit de faire des choix stratégiques afin d’assurer son avenir.
La direction a donc entrepris d’examiner l’ensemble des dossiers du personnel et c’est le vôtre qui a été choisi. Uniquement le vôtre.
Nous ne contestons pas votre créativité, votre valeur intrinsèque ni vos qualités humaines; cependant, au vu de la liste de vos idées fantaisistes, de vos comportements et des catastrophes induites par vos actions souvent irréfléchies, vous ne vous pourrez pas vous étonner de notre choix. Honnêtement, vous ne pourrez pas le contester.
En effet, si l’on fait le bilan comptable de ce que vos bévues ont coûté à l’entreprise; entre les incendies, les inondations, les explosions, les coupures de courant, les interventions des pompiers et celles du SAMU, on attrape le vertige !
Sans oublier votre ménagerie qui a terrorisé les employés avec cette satanée mouette acariâtre qui prend un malin plaisir à voler en rase-motte et qui distribue les coups de bec en poussant des ricanements épouvantables, votre chat qui lui court après en semant la pagaille dans tous les bureaux et votre famille de rongeurs que vous avez cru bon d’installer dans la salle d’archives, sans oublier votre hérisson…
Je sais bien que vous avez toujours eu à cœur de bien faire, de vouloir améliorer les choses et les procédures; mais à chaque fois, cela s’est soldé par une catastrophe. Au moins une par mois… Vous rendez-vous compte ? En trente ans, ce que cela donne en terme de réparations, d’indemnisations ? Vous avez triplé nos cotisations d’assurance !
Et que dire de tous les contrats retardés, empêchés à cause de vos pitreries ? Monsieur de Mesmaeker en a attrapé un ulcère ! Et c’est un miracle qu’il n’ait jamais mis fin à nos contrats.
Sans la bienveillance et l’insistance de Monsieur Prunelle et de Monsieur Fantasio, vous n’auriez jamais pu sévir autant d’années chez Spirou. C’est incroyable que vos méfaits aient été couverts à ce point-là durant toutes ces années. Cela dépasse l’entendement.
Je vous accorde que vous bénéficiez d’un certain crédit de sympathie parmi l’ensemble de nos employés et chez quelques membres de la direction. A ce sujet, Mademoiselle Jeanne s’est mise en arrêt maladie quand elle a pris connaissance de notre décision vous concernant. Je n’ignore pas que vous êtes proches et je regrette sincèrement que l’entreprise en vienne à se séparer de vous.
Mais… Sachez que depuis trente ans, je travaille moi-aussi chez Spirou et que j’ai difficilement gravi tous les échelons. Difficilement en raison de vos pitreries dont les conséquences ne manquaient pas de remonter au plus haut sommet. On me surnommait « le chat noir »… Malgré tout, je ne vous en garde aucune rancune car tout au long de ces années, en dépit de vos actions fantasques, vous m’avez fait rire comme personne ne l’a jamais fait. Cependant, je vous dois tout de même ma calvitie précoce alors que mes frères et sœurs sont toujours chevelus; je suis devenu le seul chauve de la famille !
Je sais l’importance que vous avez dans la cohésion du personnel, la joie que vous apportez dans les bureaux et votre action pour empêcher la monotonie. Il y aura un avant et un après vous. Ce ne sera plus jamais pareil. Mais ce que vous nous apportez nous coûte tellement cher… En mobilier, en peinture, en papier peint, en revêtement de sol, en circuit électrique, en robinetterie, etc.
Nous avons gardé toutes vos inventions dans un débarras. Il y a là de quoi monter un véritable musée ! Je m’y suis rendu récemment en compagnie de Monsieur Prunelle et l’idée m’a pris d’enfourcher votre chaise motorisée; elle démarre encore. Monsieur Prunelle m’avertissait de me méfier car il se souvenait que l’accélération avait un gros défaut. Il me disait cela quand la chaise est partie comme un boulet de canon. Résultat: trois côtes fêlées, un gros hématome au genou et une énorme bosse sur le front. Je boîte encore…
Malgré les tracasseries que vous m’avez occasionnées, je garde en mémoire les mines ébahies du personnel quand, au petit matin, il découvrait vos frasques de la veille : les murs recouverts de suie ou la moquette trempée. La surprise de certains en vous découvrant endormi dans un placard, bien au chaud dans votre duvet que vous aviez fixé à l’intérieur contre la porte. Quand même… Quelle fainéantise ! Vous battez des records et vous devriez figurer dans le Guinness book !
J’ai aussi conservé les nombreux courriers du gardien de la paix Longtarin. C’est incroyable comme cet agent a pu faire une fixation sur votre cas ! J’ai cru bon de prendre de ses nouvelles. Il est en retraite et sous anti dépresseurs dans un établissement sanitaire pour fonctionnaires neurasthéniques. Je vous déconseille de lui rendre visite car il friserait alors l’apoplexie. Le pauvre !
Mais je m’égare, je m’égare… Revenons-en à nos moutons. Quand j’évoquais le bilan financier de vos malheureuses inventions, la liste des dégâts est incroyablement longue et les sommes exorbitantes ! Monsieur Prunelle et Monsieur Fantasio ont eu beau intervenir pour minorer les faits, Monsieur Boulier, l’expert comptable n’a pas pu vous couvrir lors de l’audit et il a bien fallu convenir que vous étiez à l’origine de tous ces sinistres. Et la balance n’a pas penché en votre faveur; loin s’en faut…
Comment expliquer une cafetière qui explose ? Tout un circuit électrique qui fond ? Un laboratoire de chimie improvisé dans un bureau de dessin ? Les sols des couloirs encaustiqués pour se déplacer plus vite et quatre employés plâtrés ? Le courrier qui disparaît en fumée ? La liste est longue; bien trop longue.
Au début de cette lettre, j’ai écrit que j’étais au regret. Je regrette sincèrement votre licenciement. N’en doutez pas. Mais les chiffres sont là; impersonnels et froids. Tout l’inverse de vous et de votre univers poétique.
Enfin (m’enfin ?) J’ai contacté quelques connaissances chez Pilote et il se trouve qu’ils recherchent quelqu’un pour gérer leur courrier. Je leur ai parlé de vous en termes très flatteurs et leur ai expliqué que votre licenciement était économique; ce qui est vrai… Je vous ai obtenu rendez-vous la semaine prochaine.
Je suis sûr que vous pourrez vous épanouir chez eux, chez nos concurrents. Bien sûr, je n’ai pas évoqué vos catastrophes ni leur coût.
Je souhaite que vous preniez ce licenciement comme un nouveau départ, une étape et que vous montriez autant d’enthousiasme créatif chez Pilote que vous l’avez fait chez nous.
Je vous conseille de garder vos animaux chez vous quelques temps avant de les installer dans votre prochain bureau, le temps de dépasser la période probatoire.
J’aimerais aussi, si vous le voulez bien que vous me donniez régulièrement de vos nouvelles et me fassiez part de vos inventions et de leurs effets. Ce sera pour moi un baume au cœur, un plaisir de fin gourmet.
Une dernière chose, Gaston : Vous allez changer d’employeur, mais pour l’amour du Ciel, ne changez pas !
Cordialement,
Aubrac.
Excellent👍👏😆
Merci ☺️