Le Pétrichor

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Professeur Bourremou

 

Le pétrichor.

 

 

Mes très chers disciples, c’est en ce très grand jour que je saisis le temps d’une pause afin d’entretenir votre savoir et vous faire partager mes connaissances.

Pourquoi s’agit-il d’un très grand jour ? Patience mes agneaux ! Patience…

Rentrons plutôt dns le vif du sujet, le temps m’étant compté. Je vais vous entretenir au sujet du pétrichor dont vous n’avez probablement jamais entendu parler.

Il ne s’agit pas d’une pathologie à proprement parler; mais plutôt d’un état passager, une souffrance générée par des circonstances particulières. Cet état, bien que temporaire, peut durer ; tant que la cause du malaise perdure et que la solution, quelle qu’elle soit n’a pas été trouvée.

On pourrait évoquer une ambivalence, un déchirement, un état schizoïde. Ce n’est pas rien car cela impacte aussi bien le moral que le physique. Le pétrichor provoque la sécrétion d’acide gastrique, la tachycardie et des migraines épouvantables.

Figurez-vous que moi-même, je souffre actuellement d’un pétrichor. C’est horrible !

Le nom même de cet état exprime assez bien le marasme dans lequel je me trouve: le cœur pétri ; par l’indécision, hésitant entre le refus et l’acceptation, l’accueil et le rejet.

Lors de ma dernière intervention, je vous ai conté ma mésaventure dans cette infirmerie-hôpital, ma blessure et les efforts de mes compagnons, aidés par mon infirmière: Conchita,  pour me libérer.

Depuis, après que mon état se soit amélioré, nous avons quitté le hangar et repris la route, fui la ville et pris nos quartiers dans une magnifique hacienda qui appartient à la famille Guzman, un peu à l’écart d’une bourgade. Le plus curieux, c’est que bien que nous ayons essuyé quelques travers, nos affaires, elles n’ont jamais cessé de fonctionner, de se développer ; et mon compte en banque affiche un chiffre incroyable. Je prospère !

A l’hacienda, d’autres nous ont rejoints: une cinquantaine de sicarios, armés jusqu’aux dents et apparemment prêts à nous défendre jusqu’au sacrifice ultime. Je n’en demande pas tant, mais j’avoue que c’est tout de même rassurant.

Confortablement installé, j’étais, je dois bien le dire, dans un état d’euphorie permanente. Optimisme entretenu par les herbes médicinales qu’Ovidio m’a procuré et qui m’ont fait le plus grand bien.

Conchita était toujours présente à mes côtés, soucieuse de mon bien-être et de mon confort.

Plus tard, quand j’ai cessé de consommer ces plantes bienfaisantes, je me suis rendu compte que les sicarios comptaient parmi leurs rangs des cousins et des oncles de mon infirmière devenue particulière. Tout ce beau monde me souriait, me tapait dans le dos et je n’étais pas sans m’étonner d’une telle familiarité. De l’étonnement, je suis passé au questionnement et je m’en suis ouvert à Ovidio. Il a éclaté de rire et m’a expliqué que Conchita s’était éprise de moi, qu’elle avait jeté son dévolu sur ma petite personne. Elle projetait de convoler en juste noce !

Il est vrai que j’avais bien remarqué les œillades et les petits sourires de ma soupirante qui soulevaient sa moustache et découvraient l’absence de quelques dents, mais je n’avais pas conscience de l’importance que cela prenait.

Le mariage se tramait dans mon dos sans que je m’en aperçoive ! Et la nombreuse famille de ma promise se réjouissait déjà des festivités nuptiales à venir.

D’où mon pétrichor actuel, car si j’éprouve une grande gratitude pour Conchita, une certaine affection, je n’ai nullement l’envie de m’unir à elle. Comprenez-vous, chers disciples ? Je lui dois ma liberté et peut-être la vie ; et s’il est vrai que son contact comme son odeur suscitent en moi quelque émotion, je n’ai jamais rien fait ni rien dit qui aurait pu lui laisser croire que j’étais épris d’elle.

Du moins, c’est ce que je croyais… Jusqu’à ce qu’Ovidio, amusé, m’informe que j’avais déjà fêté Pâques avant les rameaux. Pendant la période durant laquelle je prenais sa tisane décontractante, j’ai passé quelques nuits dans une chambre qui n’était pas la mienne et ainsi, j’ai scellé mon sort.

Mon cœur se déchire. Que dois-je faire ? M’enfuir et passer pour un salaud ingrat ? Rester, assumer et probablement gâcher ma vie auprès de cette femme envers qui je suis reconnaissant mais qui ne m’attire pas en temps normal ? Vais-je devoir boire la fameuse tisane jusqu’à la fin de mes jours pour supporter pareille situation ?

Et il est bon que vous sachiez que par ces contrées très catholiques, on ne badine pas avec l’institution du mariage, ni avec l’honneur des dames et, si je m’enfuis, j’aurai toute la belle-famille à mes trousses. Ils n’auront de repos qu’après m’avoir ramené devant l’autel, un canon de fusil enfoncé dans les reins ; ou qu’après m’avoir criblé de balles !

Ovidio m’a prévenu : « Ne fais pas l’imbécile Gringo, sinon… »

Que feriez-vous à ma place ? Fuiriez-vous sans vous retourner, au risque de vous faire plomber par des sicarios enragés ou céderiez-vous, quitte à vivre une vie qui ne vous plait pas ?

Misère… Mais ce qui me fait le plus souffrir, ce qui m’est insupportable, c’est l’idée qu’en disparaissant, je la décevrais, elle qui a tant fait pour moi, qui m’a sauvé.

Empêtré dans mon pétrichor, je n’ai pas pu me résoudre à aucune de ces options. Et le temps a passé. Aujourd’hui, c’est le grand jour !

Conchita est dans tous ses états, hystérique, entourée d’une flopée de mamas qui virevoltent dans tous les sens et qui parlent, pleurent, rient et chantent sans arrêt: de véritables perruches !

Un beau costume tout neuf, des bottes en crocodile et un chapeau en feutre m’ont été offerts par Gustavo qui n’en peut plus de rire et de se taper sur les cuisses, tellement ma situation l’amuse. Le bougre trouve ça cocasse…

Dans ma chambre, après m’être rasé de près, j’ai enfilé ma panoplie de marié. Curieusement, et contre toute attente, elle me va bien.

Une des harpies qui gravitent autour de Conchita est venue me dire, tout en agitant les mains et en gonflant les joues, que ma promise est magnifique dans sa belle robe blanche. J’espère qu’elle aura pensé à s’épiler la moustache.

Comme un zombie, j’ai quitté ma chambre, endimanché, mon chapeau à la main et, j’ai découvert dans le grand salon, une longue table de type « Monastère » couverte de présents. Il y avait de tout: de la vaisselle en argent, des enveloppes, des bouquets, des objets d’art, des lingots d’or, du cristal, deux montres de luxe suisses de grand prix, et… Tiens ! Un grand coffret en bois laqué et marqueté. En ouvrant cette luxueuse boîte, j’ai découvert son contenu: deux automatiques dorés, sculptés et ornés de crosses en nacre. J’en ai pris un en main et j’ai constaté que son chargeur était approvisionné. C’est à ce moment-là que l’idée saugrenue s’est imposée comme une évidence à mon esprit chagriné et torturé.

J’ai appelé Ovidio qui est arrivé en terminant de nouer sa cravate. Je lui ai demandé s’il savait qui avait eu la délicatesse de m’offrir ces armes d’exception. Il m’a répondu, tout en insérant ses boutons de manchette, que c’était une idée de son père qui réside toujours aux Etats-Unis. Bigre ! Il faudra que je pense à remercier Gustavo…

Je lui ai fait part de mon étonnement de recevoir pareil présent, si luxueux, si précieux et j’ai poursuivi en ironisant que, finalement, ça valait le coup de se marier. Et tout en manipulant l’arme dorée, j’ai fini par abaisser le canon et j’ai « incidemment » appuyé sur la détente et le coup est parti.

J’ai d’abord feint la stupeur, l’étonnement, et puis j’ai baissé les yeux pour découvrir le trou que la balle de neuf millimètres avait laissé sur le dessus de ma si belle botte.

Une mare de sang s’étalait déjà sur le carrelage ocre.

Ovidio s’est arrêté net dans son entreprise pour fermer ses manches, il a ouvert de grands yeux, il a ensuite observé ma botte trouée d’où s’échappait en nappe mon liquide vital.

J’ai reposé l’arme sur la table en tremblant un peu et je me suis forcé à prendre un air désolé.

Les sicarios sont arrivés en trombe, l’arme à la main, craignant qu’une tentative d’assassinat contre leur patron venait de se produire. En constatant qu’Ovidio se tenait toujours debout, revêtu d’une chemise blanche immaculée, ils se sont décontractés et ont rangé leur artillerie à la ceinture. Quand ils ont compris ce qui s’était passé, ils ont éclaté de rire et m’ont affublé de noms affectueux comme « burrito »…

Ovidio n’a pas trouvé ça drôle, lui. Il a donné des ordres et je crois qu’une ambulance a été demandée en urgence. J’ai ôté ma botte, ma chaussette et tout en grimaçant sans mot dire, j’ai serré un nœud autour de mon pied à l’aide d’un torchon propre. Et je me suis assis car je commençais à avoir des vertiges.

Ovidio a semblé plongé dans une intense réflexion, puis il s’est approché de moi, s’est penché et, tout en souriant m’a chuchoté: « Bien tenté Gringo, mais tu vas quand même te marier car tu dois savoir que Conchita est ma cousine et que son honneur est en jeu; donc le mien aussi ainsi que celui de toute la famille. Sache que mon père suit ton idylle de près…

– Ta cousine ? Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

– Si tu l’avais su, tu t’en serais éloigné et elle n’aurait pas pu se marier.

– Merde…

– Ce que tu as fait là est idiot. Le mariage n’est qu’une formalité ; ça ne t’empêche pas de vivre ta vie. Tout ce qu’on te demande, c’est de subvenir à ses besoins et d’être discret pour le reste. Comprends-tu, gringo ?

– Oui. Tu aurais dû me le dire avant. Maintenant, il faut que j’aille à l’hosto.

– Et puis quoi encore ? Pour te faire embarquer par la police ? On a appelé el doctor pour te recoudre et anesthésier ton pied ici. Tu vas te marier Gringo ! Tu vas faire partie de ma famille. »

Ensuite, Conchita est arrivée en trombe, en pleurs. Son maquillage coulait sur son visage. Son expression m’a fait ressentir beaucoup de peine, et de honte aussi. Elle semble sincère…

El doctor est arrivé, une valise à la main. Il a demandé où se trouvait le blessé et quand un des sicarios m’a pointé du doigt et qu’il a vu la nature de la blessure, il a souri.

La clope au bec, il m’a injecté de la xylocaïne dans et autour de la plaie, et au bout de cinq minutes, il m’a recousu. Je ne sentais plus rien. Durant l’intervention, Conchita me caressait la nuque et me susurrait des mots tendres. Moi, je gardais la tête baissée, honteux d’avoir échoué et de n’avoir retardé la cérémonie que de quelques minutes. J’étais aussi en colère contre moi pour avoir pu croire qu’on m’emmènerait à l’hôpital ; Quel idiot ! Ah mes disciples… Pas facile de se dépêtrer d’un pétrichor ! Cela vous ronge, vous turlupine, vous mange le cerveau et fait tourner la comprenette au ralenti.

La cérémonie s’est bien déroulée. Pour l’occasion, tout les habitants du village d’à côté ont fait le déplacement. J’ai bien failli m’évanouir au moment de prononcer mes vœux.

A notre sortie de l’église, des Mariachi nous attendaient et ont donné le signal du départ de la fête en entonnant un air joyeux.

Conchita était aux anges et ne me lâchait plus le bras ; j’étais désormais sa chose et j’avais l’impression de m’enfoncer dans des sables mouvants. Je souriais pour la photo, mais je n’avais en tête qu’un leitmotiv qui tournait sans cesse: « Au secours ! »

La journée a passé, avec son corolaire de chants, de repas et de libations orgiaques.

A dix-huit heures, les gens titubaient une bouteille à la main ou dormaient à même les tables. Conchita ronflait comme un sonneur sur son fauteuil en rotin, le menton sur sa poitrine, la chevelure défaite.

Quand tout le monde a fini par s’endormir, j’ai fait le tour de la maisonnée pour m’assurer que même Ovidio n’était plus debout. J’ai emprunté une voiture, je l’ai poussée un peu plus loin et je me suis enfui ; laissant là bas Conchita, Ovidio, les sicarios et… Mon pétrichor !

Je revis mes disciples ! J’ai foncé à travers le désert en direction d’une agglomération pour y trouver une station de bus. Je vais m’installer aux USA, vers le Nord ; loin d’Ovidio et de toute sa clique.

J’ai emporté un ordinateur portable à partir duquel je vous écris et j’ai pris soin de transférer mes avoirs sur un nouveau compte bancaire.

Voilà mes chers agneaux ce que je peux vous dire à propos du pétrichor. Et quoi de mieux pour enseigner que des travaux pratiques, de l’expérience, du vécu ?

Ce sera tout pour cette séance. Je vous recontacterai quand je serai installé chez l’oncle Sam.

 

Bien à vous, votre très dévoué professeur Bourremou.