LE VERBE

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Le verbe

“Au début, il y avait le verbe… Je ne comprends pas… Ma phrase était correcte avec un sujet, un verbe et un complément d’objet !

 

– Pourtant, voyez votre copie par vous-même. Dans cette phrase, le verbe est manquant, et c’est bien votre écriture n’est-ce pas ?

 

– Oui, oui… Je le vois bien. Mais lors de la rédaction, le verbe y était ! Je ne fais jamais ce genre de faute !

 

– Je veux bien vous croire. Il s’agit vraisemblablement d’une faute d’étourderie. Ce n’est pas bien grave.

 

– Pas grave ? Quatre points en moins ! Vous trouvez que ce n’est pas grave ?

 

– Ça ne baissera pas de beaucoup votre moyenne ; et je crois que vous pouvez vous le permettre. Non ? Et puis, la faute est irréfutable, patente. Il serait ridicule de la nier.

 

– Non. J’ai passé quatre jours à écrire ce texte. Je l’ai recopié trois fois. J’en ai encore mal au poignet…

 

– C’est le métier qui entre ; n’est-ce pas ?

 

– Sais pas. Comment ai-je pu oublier de placer le verbe ?

 

– Une faute d’inattention probablement.

 

– Non. J’étais attentif et je ne suis pas étourdi. Ce doit être autre chose…

 

– Quoi donc ?

 

– Un problème… Physique je le crains. Une maladie…

 

– ???

 

– Une dégénérescence cérébrale, une tumeur, Alzheimer. Quelque chose dans le genre.

 

– Alzheimer à dix-sept ans ?

 

– On a vu plus rare ! Ça y est, je suis foutu… Je le sens. Bientôt, je ne pourrai plus écrire du tout, les mots me manqueront et ma mémoire s’effilochera comme le ferait une volute de fumée dans l’air. Moi qui rêvais de devenir écrivain, le destin me coupe les ailes avant que je n’aie pu voler. Et je perdrai la confiance que j’avais en moi…

 

– Le rôle de Cassandre ne vous va pas du tout. Vous avez juste omis un verbe dans un devoir de quarante pages. Il n’y a pas de quoi penser à de telles extrémités.

 

– Ne vous mettez pas en peine, allez ; je sais très bien ce que sont les affres qui m’attendent… Ma prochaine déchéance, mon naufrage dans l’oubli… Ça commencera bientôt par mon incapacité à trouver mes mots, à concevoir des phrases,  oublier ce que je voulais dire et je me replierai sur moi-même dans une solitude sans frontière à franchir, sans bord auquel me raccrocher et sans horizon pour me repérer. Puis je me perdrai ; même chez moi ; le chez moi que je ne reconnaîtrai plus et alors, rapidement je deviendrai un poids trop lourd pour mes proches, on me placera dans un institut spécialisé ; un légume parmi d’autres légumes. Enfermé dans ce corps devenu débile, j’attendrai ma fin… Une longue agonie solitaire…

 

– Bigre ! Vous devriez faire du théâtre !

 

– Comment osez-vous ironiser alors que je me meurs ? N’avez-vous donc point de cœur pour ainsi vous moquer d’un condamné ?

 

– Continuez…

 

– Ce verbe manquant est un signe, un prodrome qui augure de ma prochaine décrépitude intellectuelle. L’annonce de mon effondrement neurologique imminent. Le processus fatal est déjà engagé ; ne comprenez-vous pas ? Et ces quatre points en moins notés en rouge sur ma copie sont la marque de ma perdition.

 

– Bravo ! Bravo ! Mais je vous avoue ne pas comprendre votre réaction si inadaptée à une étourderie somme toute banale et commune chez les étudiants qui travaillent beaucoup comme vous. Mais je salue votre diatribe, votre envolée lyrique ; vous avez du talent !

 

– Ma réaction inadaptée ? Inadaptée ! Cuistre ! Comment voulez-vous que je réagisse devant une telle avanie ? Jusqu’à ce jour, je fonctionnais parfaitement. Je n’oubliais rien et peaufinais à l’envi. Mon cerveau était une pure merveille, mes capacités étaient sans faille et d’un coup, la tache ! L’imperfection, la mouche dans le lait !

 

– Vous pêchez par orgueil. La perfection ? Rien que ça ! Vous vous leurrez. Vos textes ne sont pas aussi parfaits que vous le prétendez… Ils sont corrects, mais loin d’être parfaits.

 

– Après l’ironie, le désaveu, le dénigrement ! Que vous ai-je donc fait pour que vous m’asséniez pareil coup bas ? C’est le coup de grâce…

 

– Vous m’amusez, savez-vous ? Tout ça pour quatre malheureux points perdus…

 

– Mais c’est énorme quatre points ! Quatre points ! Je ne pourrai jamais les récupérer, même en travaillant encore plus.

 

– Pour quelle raison étudiez-vous ? Pour une moyenne ou pour apprendre ? Vous comptez vos points comme on compte un magot ? Etes-vous l’Harpagon des intellectuels modernes ?

 

– Non. Mais comme j’avais réussi un sans faute jusqu’ici, vous conviendrez que cela puisse m’atteindre.

 

– Soit, mais vous en faites trop. Ces quatre points ne valent pas une telle dépense d’énergie. Et sur le plan intellectuel, c’est très critiquable…

 

–  Je vous prends au mot et si, comme vous le dites, ces quatre points sont si insignifiants, rendez-les-moi. A vous, cela n’enlèvera rien et moi, ça me comblera d’aise.

 

– J’avoue que c’est assez bien tenté. Mais je dois vous prévenir que vous vous enfoncez par une défense bien maladroite… Suis-je un marchand de tapis avec qui on peu négocier ?

 

– Euh… Non.

 

– Effectivement. Aussi, pour votre édification personnelle, non seulement je ne vous rends pas vos points, mais je vous gratifie de deux heures de colle : une pour manque de dignité et votre réaction puérile ; et l’autre pour atteinte à mon autorité.

 

– Oh ! Grands Dieux !

 

– Oui. Et pas la peine de jouer les outragés ou les grandes évaporées… Sachez que les heures de colle sont comme les jetons de caddie ; elles sont gratuites et s’offrent sans compter.

 

– Et…

 

– N’en rajoutez pas ! Vous vous êtes assez ridiculisé comme ça.

 

– Bon… Eh bien je crois que je vais devoir faire mon deuil de ces quatre points…

 

– Ce serait sage, en effet.

 

– Et si…

 

– Non !

 

– Mais vous ne savez pas ce que j’allais dire !

 

– Quoi que ce soit, je ne veux pas l’entendre.

 

– Tout de même…

 

– Vous faut-il une troisième heure de colle ?

 

– Non. Non… Mais comprenez que l’autorité imposant le respect gagnera ce que la sympathie et l’admiration y perdront, lâchement assassinés…

 

– Bingo ! Vous venez de gagner la troisième heure de colle ! Félicitations !

 

– Mon Dieu ! Non !

 

– Et si !

 

– Je m’en vais… Je pars le front ceint d’une couronne d’épines et l’âme emplie de douleur. Je porte ma croix…

 

 

– Amen ! Pour des siècles et des siècles…“