Tricuspide

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Professeur Bourremou

Tricuspide

 

Oh ! Mes chers disciples ! Comme je souffre ! Je suis actuellement allongé sur un lit d’hôpital dans une position fort inconfortable.

Lors de ma dernière intervention, comme vous le savez, j’ai été brutalement et injustement interrompu par les forces de l’ordre qui m’ont blessé aussi bien dans ma chair que dans ma dignité. Sachez que j’ai reçu une balle dans la partie la plus charnue de mon individu.

Par chance, le nerf sciatique n’a pas été touché ; mais j’ai saigné comme un bœuf et souffert le martyr.

Mes compagnons d’infortune ont réussi à me traîner hors de l’hacienda et m’ont jeté à l’arrière d’un pickup. Nous avons disparu dans un nuage de poussière.

Devant l’adversité, j’ai réussi à rester digne et j’ai fait montre d’un courage exemplaire. Même quand j’ai reçu un coup de crosse sur la coloquinte pour me faire taire… Mes compagnons sont un peu bourrus, mais ils savent réagir avec tact en cas d’urgence.

J’ai repris mes esprits dans cet hôpital de cambrousse. Une sorte d’infirmerie miteuse installée dans ce qui reste d’une ferme. Avec le peu de moyens dont ils disposent, les gens qui y travaillent réalisent des miracles.

L’équipe soignante a eu l’intelligence de profiter de mon inconscience pour extraire la balle de mon postérieur et une infirmière à moustache m’a été affectée : Conchita. C’est une personne de bonne composition au physique ingrat. Dès qu’elle entre dans ma chambre, elle sourit et montre alors ses chicots désordonnés et endeuillés. A chaque séance, elle éclate de rire quand je ne peux réprimer un cri alors qu’elle arrache le pansement d’un coup sec. Dieu que c’est douloureux.

Tout en riant, elle sèche alors mes larmes du revers de sa manche crasseuse et enfouit mon visage dans sa poitrine généreuse pour me consoler. J’avoue apprécier ce moment et l’attendre depuis avec une certaine impatience.

Il paraît que je suis devenu la coqueluche de l’hôpital. Tout le monde ici m’appelle « el profesor » et se marre en m’apercevant. Je me demande bien pourquoi. C’est gênant.

Ovidio et les autres membres du cartel de mon association agricole me rendent visite tous les jours et c’est un soutien important pour moi.

Je suis donc allongé sur le côté, doté d’un grotesque énorme pansement qui me fait penser au canard « Donald » et je vous écris à partir d’un Smartphone connecté à une ligne cryptée que l’on m’a aimablement prêté afin que je puisse poursuivre votre édification scientifique.

Aujourd’hui, comme je vais mieux, je peux vous consacrer un peu de temps et nous allons aborder le problème du tricuspide. Il s’agit-là d’une pathologie désespérante et bien triste dont une grande partie de la population mondiale est affublée.

Le mot tricuspide comme son nom l’indique vient du vocable « cuspide » qui signifie à peu près : simplet.  Tri lui est associé pour multiplier par trois le qualificatif. Vous rendez-vous compte ? Et ce terme est tenu assez secret au sein du monde médical pour n’offenser ni blesser personne.

D’après les annales médicales, l’humanité a toujours eu son lot de tricuspides depuis que l’homme est homme et, parité oblige, les femmes n’en sont pas exemptes.

Ce n’est que depuis les travaux de Binois-Pichot et de David Wechsler que la population mondiale a pu être sériée en plusieurs niveaux d’intelligence et qu’il a été remarqué que toute une frange se situe bien en deçà de la moyenne établie avec un score aux alentours de cinquante. Ce sont les gens stupides. Mais, mes chers agneaux, vous comprenez bien qu’on ne peut pas annoncer à des parents que leur rejeton, la chair de leur chair, leur précieux est stupide ; ce serait cruel,  et dangereux aussi pour le pauvre bambin si peu cortiqué : on en a retrouvé à l’abandon pour moins que ça… Alors, on prend des gants, on choisit l’elliptique, on parle de cas particulier, d’intelligence différente. Un artiste peut-être ? Et la tension baisse d’un cran. Dieu merci !

On veut nous faire croire que l’intelligence se répartit harmonieusement sur une courbe de Gauss. Que nenni ! S’il y avait autant de génies que de crétins, ça se saurait, non ? Combien d’Einstein, de Léonard de Vinci pour tous ces gens qui braillent et se battent dans la rue, enivrés, pour de la politique, un match de football ? Un regard de travers ? Une fausse nouvelle ? Combien ? Réfléchissez.

Les tricuspides sont légions et ont autant façonné l’histoire de l’humanité que les quelques génies que nous pouvons compter. En général, leurs actions se terminent mal : guerres, pogroms, sacs, etc.

On les côtoie au quotidien, orgueilleux malgré leur indigence intellectuelle, leur absence de culture. Ils sont souvent perclus de certitudes et pensent savoir tout sur tout, allant jusqu’à vouloir le prouver coûte que coûte… Les fâcheux !

On les remarque lors des manifestations, dans la rue, briser des vitrines, incendier des véhicules ou encore tabasser des innocents qui ne demandaient rien à personne. Ils ont un goût prononcé pour les batailles rangées. Par atavisme ?

Vous pourrez, en les observant, noter bien souvent que les tricuspides se vantent d’être sportifs mais qu’ils ne pratiquent guère. On les trouve plutôt dans les gradins, une bière à la main ; ou chez eux, devant leur écran plat, toujours une bière à la main. Prêts à en découdre si leur équipe perd. A s’en prendre aux supporters adverses dans les stades ou à leur compagne, à la maison. Misère.

Le tricuspide a le coup de poing facile. Surtout quand il est désinhibé par l’alcool. A l’extérieur, il préférera s’entourer de quelques congénères. Il n’aime pas agir seul et recherche sans doute l’esprit d’équipe.

Il est vain de chercher à convaincre un tricuspide ; c’est même déconseillé. Si l’un d’entre eux s’en prend à vous, le seul moyen de vous en sortir c’est de surenchérir à sa thèse. Alors, il verra en vous l’un des siens et perdra toute animosité à votre encontre. Laissez-le s’éloigner un peu et filez aussi loin que possible.

On a vu des tricuspides arriver au pouvoir en bien des époques. Toujours dans des situations de crises ou de grande dépression. La force et le nombre l’emportant sur le reste. D’après vous, les gars en chemise brune dans les années trente, outre-Rhin qui tabassaient à tour de bras et chantaient en marchant au pas de l’oie, étaient-ils diplômés ? Leur seule culture résidait dans la bière et les dictats haineux et lapidaires vomis par celui qui les manipulait.

Et ceux qui, au Cambodge ont trucidé tous les malheureux qui savaient lire et écrire ? Pas mieux. Ils ne se sont pas posé de questions.

Vous comprenez maintenant l’importance de ce terme et de ce qu’il représente. Toutes les turpitudes de notre histoire sont pour ainsi dire à mettre au crédit des tricuspides. Et c’est pour cela qu’il ne faut pas les sous estimer. J’en suis même à penser que ceux qui présentent un quotient intellectuel supérieur à la moyenne font figure d’exception. Et on se demande pourquoi aucune espèce intelligente extraterrestre n’est encore venue nous rencontrer ? Il faudrait qu’ils soient bien sots !

Tiens ! J’entends du mouvement dehors, des moteurs qui démarrent, des crissements de pneus. Quelqu’un pressé de s’en aller sans doute.

Oh ! Voici Conchita qui entre à nouveau dans ma chambre. Elle n’arbore pas son sourire habituel et elle se tord les doigts devant son tablier. Que se passe-t-il ? D’autres bruits dehors, des véhicules qui arrivent, des cris et des portes qui claquent.

– La policia, señor profesor. Por favor, callate… Callate… Mi amor »

Mi amor ? Par tous les Saints ! Eh bien, très chers disciples, je crains que ma situation ne se complique. Ovidio et les autres ont probablement déguerpi, les lâches, et je me retrouve seul, dans l’incapacité de me lever avec toute une armada à ma recherche. Et mon infirmière moustachue semble s’être éprise de votre serviteur !

Conchita semble réfléchir intensément et la voilà qui repart en courant. J’entends des cris de colère en provenance des couloirs. Me voilà seul, à nouveau, face à mon destin. Il me semble que les cellules par ici n’ont pas bonne réputation. Je vous avoue que je n’en mène pas large et que si mon postérieur ne me faisait pas tant souffrir, je serais en ce moment en train de pulvériser mon record du mille mètres. Les cris semblent se rapprocher et je remonte le drap. Je me fais un devoir de vous garder en ligne jusqu’au bout.

A les entendre, je pense que j’ai là toute un groupe de tricuspides qui s’agitent dans un endroit où le calme devrait régner. Les bougres !

Ma soupirante revient, rouge comme une pivoine ! Elle bouscule la porte en poussant un brancard métallique devant elle. Elle court jusqu’à mon lit et… Ouille ! Elle m’attrape dans ses bras musclés et je me retrouve le nez plongé dans son giron volumineux. Je sens à nouveau avec bonheur son odeur capiteuse de friture et de sueur rance envahir mes narines et je ferme les yeux un bref instant.

Elle me repose brutalement sur le brancard démuni de tout coussin et mon atterrissage sur la tôle froide réveille la douleur… Je lutte pour ne pas lâcher le téléphone.

A la hâte, Conchita me recouvre d’un drap et je sens qu’on roule. On sort de ma chambre pour filer à toute allure dans les couloirs, en nous éloignant des vociférations. Où m’emmène-t-elle ? Va-t-elle me cacher dans un réduit ? Dans un tiroir de la morgue ? Oh mon Dieu ! Pas ça ! Priez pour moi mes disciples car je suis un tantinet claustrophobe.

Un choc et une porte s’ouvre violemment. Nous voici dehors et la lumière naturelle filtrant à travers le fin tissu me fait un peu mal aux yeux ; mais je prends sur moi. Conchita s’adresse à moi, mais je ne comprends rien, tellement elle parle vite.

On s’arrête et elle enlève le drap. D’après ce que je peux voir, nous sommes derrière le bâtiment près d’un vieux pickup tout rouillé. Je crains ce qui va arriver… Mon infirmière m’attrape à nouveau sans ménagement et me laisse tomber par-dessus la ridelle et BLONK ! J’atterris sur la tôle rouillée. Je réprime un gémissement et je sens que ma plaie s’est rouverte. Les points de suture ont dû sauter et une vague de chaleur se répand sur ma cuisse.

Conchita repousse le brancard au loin et monte dans le pickup. Elle démarre en trombe et nous disparaissons par un petit chemin caché par la maigre végétation et des panneaux en bois défraîchis. Mais où allons-nous ?

Le chemin est caillouteux et bosselé. Je serre les dents. Des petits points lumineux commencent à danser devant mes yeux…

Désolé pour cette absence, je crois m’être un peu évanoui. J’ai la bouche très sèche et j’ignore depuis combien de temps nous roulons. Nous sommes maintenant sur une route goudronnée et Conchita a adopté une allure raisonnable.

Elle s’engage maintenant dans un chemin et roule lentement. Merci Conchita !

Le véhicule s’est arrêté. Je tente de me redresser et je me rends compte que nous sommes près d’un hangar fermé. Je crains le pire en me souvenant d’un roman intitulé « Misery » dans lequel un écrivain se retrouve dans les griffes d’une de ses fans psychotique.

Il y a du mouvement ! La porte du hangar s’entrouvre et une tête apparaît dans l’interstice. Je ne connais pas ce visage anguleux. J’ai une soif terrible et je donnerais volontiers un de mes reins contre un verre d’eau fraîche.

Les tricuspides en uniforme ne nous ont pas suivi. C’est déjà ça.

Conchita ouvre l’arrière du pickup et deux types sortent du hangar en poussant un brancard matelassé. Elle me couve du regard et me susurre des mots tendres pour me réconforter. Les deux gars me cueillent avec précaution et me déposent en douceur sur le brancard. Le fond de la camionnette est maculé de mon sang. La vue de mon liquide vital ainsi répandu me soulève un peu le cœur. Oh mes chers disciples, que ne faut-il pas faire pour vivre libre en ce monde ? Dès que l’on tente de s’en sortir par ses propres moyens, d’entreprendre, c’est l’hallali !

Mes associés ont fui et je me retrouve dans un hangar au milieu de nulle part parmi des gens que je ne connais pas. Et pour couronner le tout, je me vide de mon sang.

J’aperçois un peu plus loin dans le hangar un gros quatre-quatre noir aux vitres teintées. Il semble être flambant neuf.

Mon admiratrice m’enfonce un gros cathéter dans le bras et me relie à un flacon de perfusion. Elle règle le débit sur « chutes du Niagara » et entreprend de me recoudre la fesse. Sacrée bonne femme quand même ! Si seulement elle avait l’idée de raser sa moustache…

Je me sens un peu mieux, et je transpire moins. Etes-vous toujours là ? J’ignore à qui appartient le téléphone que j’ai entre les mains, mais je crois que son propriétaire va faire une attaque quand il recevra la facture.

Oh! Les portières du quatre-quatre s’ouvrent et… Ovidio apparaît tout sourire !  » Holà amigo ! Que tal ?  »

Bon sang ! Comment ai-je pu douter de mes associés ? Ils ne m’ont jamais laissé tomber. Ils ont organisé mon évacuation. Merci amigos ! Merci !

Les affaires reprennent. Je crois que je vais vous laisser et faire un petit somme que je pense amplement mériter après toutes ces tribulations.

Je vous recontacterai bientôt. J’espère.

 

Votre très dévoué professeur Bourremou