SUZANNA

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SUZANNA
NOUVELLE FANTASTIQUE

SUZANNA

 

 

 

 

Quoi qu’on en dise, l’intelligence aura toujours le dessus sur la bêtise.

 

 

 

 

 

Quand John Berkeley a pris sa retraite, avec Suzanna son épouse, ils ont quitté Washington pour aller s’installer dans le Montana, près de la nature, des lacs et de la forêt.

Suzanna était ravie de quitter la ville et se faisait une joie d’aller trouver à Seeley Lake une vie plus naturelle.

A cinquante-sept ans, John se retirait du service actif et ce faisant, il souhaitait rompre définitivement le lien qui l’unissait au gouvernement depuis si longtemps.

 

Pour Suzanna, son époux travaillait dans l’informatique et comme il était particulièrement bon dans son domaine, elle ne s’était jamais étonnée de ses absences, du nombre de séminaires et de missions d’information auxquels il participait tout au long de l’année. John avait du talent et il le partageait. Quoi de plus normal ? Et son salaire conséquent était bien la preuve qu’il était reconnu dans sa boîte…

 

Sa boîte… Les Marines et les forces spéciales au début et puis, la CIA et enfin d’autres services gouvernementaux très discrets qui faisaient régulièrement appel à ses services.

 

Quand John a épousé Suzanna, il travaillait déjà pour la CIA et il avait préféré tenir Suzanna éloignée de ce côté sombre de ses activités pour qu’elle ne voie en lui que son meilleur profil.

 

 

L’agence immobilière leur avait trouvé la maison parfaite. Une demeure tout en bois, en rondins avec un étage et au milieu d’un grand terrain arboré près de la forêt et du lac. Le couple s’était installé fin août et à leur arrivée dans leur nouvelle propriété, ils avaient été fascinés par la beauté du site et par la qualité de la maison. Les murs en rondins étaient épais et bien isolés; le rez-de-chaussée comprenait un énorme salon avec une grande cheminée et une cuisine attenante, ouverte et parfaitement équipée. Le large escalier en chêne montait à l’étage et donnait sur un couloir et trois vastes chambres.

A l’extérieur, un grand appentis qui, au départ devait servir de garage, contenait une grande quantité de bois.

 

Seeley Lake était à leurs yeux l’endroit le plus tranquille en Amérique du Nord; tellement tranquille que le réseau GSM ne passait pas. John avait installé un modem Internet et une parabole sur le toit; ainsi, ils restaient connectés grâce au Net et aux programmes télé du satellite.

 

Ils étaient heureux et avaient immédiatement intégré deux chiots; un couple de Rottweilers; rapidement devenus énormes et adorables: Brutus et Bella. Les chiens ne les quittaient jamais d’une semelle et leur obéissaient au doigt et à l’œil. Ils obéissaient surtout à John qui savait comment s’y prendre pour le dressage des chiens.

 

Les saisons ont passé avec leur charme, leurs belles journées d’été ensoleillées, leurs longues journées de pluie battante, la neige épaisse qui magnifie les arbres et couvre les environs d’une chape de silence étincelant.

 

John et Suzanna ont souvent parcouru la forêt lors de longues marches en compagnie des chiens et ont accumulé une impressionnante quantité de clichés: des petits écureuils (spermophiles de Colombie), des Mountain goats, des élans paisibles, des grouses et quelques ours noirs qu’il vaut mieux voir de loin… Dans cette forêt, il y a un arbre que Suzanna affectionnait particulièrement; un arbre gigantesque au tronc énorme qui semble toucher le ciel.

Ces promenades dans les bois rappelaient à John certaines de ses missions; celles au cours desquelles il chassait un gibier particulier; un homme déclaré ennemi de l’état. Et John suivait sa trace durant des jours, le repérait et l’effaçait. Discrètement, sans bruit, sans traces. La démocratie a son prix…

 

Suzanna s’était intéressée aux différentes façons d’utiliser les plantes naturelles et elle avait appris à faires des gelées, des confitures et des conserves à partir de ce que la nature avait à offrir.

 

John allait souvent pêcher, accompagné par Brutus; Bella restait toujours près de Suzanna. Brutus étonnait par sa rusticité et sa capacité d’observation; il lui arrivait de plonger dans le lac par des températures très basses pour attraper un poisson qu’il avait vu passer près du bord. Il le saisissait entre ses crocs et le déposait sur l’herbe, près de John qui le gratifiait alors d’un « Bon chien, ça ! ».

 

Quelques années ont ainsi passé; dans l’harmonie et la tranquillité. Quelques années, jusqu’à ce que Suzanna se sente souvent fatiguée et commence à maigrir. Elle a d’abord mis ça sur le compte d’un virus de passage, une mauvaise grippe. Et puis elle a perdu l’appétit et a commencé à souffrir du dos, de l’abdomen et sa peau et le blanc de ses yeux ont jauni. John a compris que sa femme souffrait de quelque chose de grave et l’a emmenée  malgré ses protestations, au Seeley Swan Medical Center pour une consultation en urgence. Le médecin a  été  franc avec John quand ils étaient à l’écart et que sa femme ne pouvait entendre; Suzanna avait un cancer du pancréas. Un cancer fulgurant et elle ne verrait pas la saison suivante.

 

John a accusé le coup. Il a empoché l’ordonnance pour récupérer les calmants à la pharmacie et il a ramené Suzanna à la maison dans leur Subaru. Le trajet du retour a été silencieux sur presque sa totalité et, à cinq minutes de la maison, Suzanna a demandé :  » Allez, raconte. Qu’est-ce qu’il t’a dit ? J’ai quoi ?

_ Sais pas. Va falloir faire d’autres examens…

_ Ouais… C’est pour ça que tu me ramènes à la maison avec un sac rempli de comprimés de morphine ? Tu me prends pour une idiote à qui on doit cacher la vérité parce qu’elle ne la supporterait pas ? John ! J’attends mieux de ta part !

_ Bon… Le pancréas. Tu as un cancer du pancréas.

_ Oh ! Merde ! Je ne vais pas traîner longtemps…

_ Suzanna !

_ Ben quoi ? C’est vrai, non ? J’ai tort ? Je me trompe ?

_ Non… Je suis désolé…

_ Pas autant que moi. On parle de quoi ? De semaines ? De mois ? Dis-moi la vérité.

_ Des… Des semaines, j’en ai peur.

_ OK. »

Suzanna a croisé les bras sur sa poitrine et s’est tue jusqu’à ce qu’ils arrivent chez eux. John avait bien du mal à contenir son émotion et ses yeux risquaient de le trahir à tout moment.

Les chiens les attendaient derrière la barrière en bois et se trémoussaient comme à leur habitude. John est sorti de la voiture pour ouvrir la barrière et il est ensuite remonté dans le véhicule pour se garer devant la maison, suivi par les chiens.

Quand Suzanna est descendue de la Subaru, Bella s’est immobilisée en la reniflant et elle a poussé un gémissement, une plainte tout en plongeant son regard dans celui de sa maîtresse. Suzanna a caressé la tête de la chienne et cette dernière a collé son flanc contre sa cuisse. Elle gémissait toujours.

Suzanna a quitté ce monde quelques semaines plus tard. Le médecin ne s’était pas trompé. Quand John l’a appelé pour lui annoncer le que son épouse s’était éteinte, il est venu constater le décès et a rempli les documents officiels.

Suzanna avait écrit une lettre pour officialiser ses dernières volontés; elle souhaitait être incinérée et demandait à John de déverser ses cendres dans la forêt, au pied du grand arbre qu’elle aimait tant. Ce qu’il a fait, accompagné de Bella et Brutus qui avaient l’air aussi triste que lui.

 

Depuis le décès de sa femme, John est resté seul dans la maison. Il a fait son deuil et décidé de s’occuper. Il a imaginé quelques modifications de son invention pour sécuriser la maison et l’extérieur. Il a commandé pas mal de matériel sur le Net et il a effectué quelques travaux à l’intérieur et il a repris contact avec quelques anciens amis…

 

 

 

Ce matin, John a reçu un mail très particulier de « Condor 50.1.  la signature de Butch, un ancien camarade des forces spéciales resté en activité.  Le message  consistait en : Ce soir – une aile froissée – une nuit dans le nid du faucon – quatre passagers –  Cent mille – pas de nettoyage.

 

Les affaires reprennent. Sa mission est d’héberger quatre personnes pour une nuit dont un blessé au bras. Ça lui rapportera cent mille dollars et pour une fois, on ne lui demande pas de tuer quelqu’un.

 

John passe la journée à ranger la maison, rentrer du bois près de la cheminée et finit par ouvrir le portail au bout du chemin et il éteint le modem.

En début de soirée, il se met au fourneau et prépare un ragout de bœuf et des pommes de terre à l’eau; le tout pour cinq personnes.

 

Vers vingt-trois heures, les chiens se lèvent d’un bond et  s’assoient devant la porte d’entrée en grognant; un rayon lumineux franchit les fenêtres et peu de temps après, le moteur puissant d’une grosse berline se fait entendre devant la maison.

John allume la lampe extérieure et sort sur la terrasse.

Les feux de la Mercedes s’éteignent et le moteur continue de tourner. Deux hommes sortent du véhicule et partent en inspection autour de la maison. Le chauffeur est resté derrière son volant.

Le plus jeune d’entre eux revient rapidement vers John : « Avez-vous de quoi faire un pansement ?

_ J’ai une trousse de secours. Des kits de chirurgie.

_ Et… pouvez-vous extraire une balle d’un bras ?

_ C’est possible, si le cas n’est pas trop compliqué…

_ OK »

Le jeune retourne près de la Mercedes, ouvre la portière arrière et discute un moment. Il s’écarte en ouvrant complètement la portière et un homme d’âge mûr, la soixantaine, le cheveu blanc et rare, sort difficilement de la voiture. Il se tient le bras gauche par le coude et grimace en se relevant. Il s’adosse un instant contre le véhicule. Il est très pâle.

John a déjà connu ce genre de blessure, en Afghanistan et il sait que plus le temps passe, plus la blessure est douloureuse et ankylosante. Ça doit faire un moment que ce type a pris une balle, pense-t-il.

 

Tout le monde rentre dans la maison et marque un temps d’arrêt devant les chiens, le blessé soutenu par deux de ses sbires. John ordonne aux Rottss d’aller se coucher et ils disparaissent illico. Le blessé est installé dans le canapé en cuir. John enfile une paire de gants en latex et lui pose une perfusion de glucose puis s’installe pour extraire la balle du bras, en dessous de l’épaule. Il a rapproché la table basse et ouvert un kit chirurgical. Il prélève quelques centimètres cubes de xylocaïne et procède à quelques injections autour de la plaie, attend un peu et reprend les injections à l’intérieur. Au bout de quelques minutes, le blessé soupire et se détend, libéré de la douleur.

John noie la plaie de teinture d’iode. Comme la balle est restée à l’intérieur, il imagine que le tireur devait être assez loin. Il espère que l’humérus n’est pas fracturé, mais ne se fait pas trop d’illusion à ce sujet. La balle doit être logée contre l’os.

A l’aide d’un scalpel, il incise au-dessus et en dessous de la plaie pour l’élargir un peu et il saisit une sonde annelée du kit qu’il enfonce doucement dans le bras en suivant le trajet de la balle; il touche le fond et sent que ce qu’il touche bouge un peu. Il ressort la sonde et saisit une pince droite et fine qu’il introduit jusqu’au fond avant de l’ouvrir et progresser encore un petit peu. Il la referme doucement,  assure sa prise et retire le projectile. Après avoir réinjecté de la teinture d’iode dans la plaie, il referme en suturant et recouvre le tout avec un pansement compressif épais.

_ Alors ? C’est bon ? Je vais récupérer mon bras ?

_ Sans doute, mais pas tout de suite. La balle était contre l’os et je crains que votre bras soit fracturé. Pas complètement, mais suffisamment pour devoir l’immobiliser pendant un mois. Vous devriez passer une radio pour en avoir le cœur net. Mais vous avez de la chance, vous n’avez pas d’hémorragie.

_ Vous êtes toubib ?

_ Non.

_ Pourtant, vous m’avez enlevé cette balle comme un pro.

_ Merci. Ne bougez pas, je vais chercher de quoi vous faire une attelle. Ensuite, vous pourrez manger et vous installer pour la nuit. Je vous donnerai de quoi masquer la douleur pour cette nuit et demain, ainsi qu’une tablette d’antibiotiques pour éviter tout risque d’infection.

_ Parfait ! Et la perfusion ? Vous me l’enlevez ?

_ Vous la gardez jusqu’à ce qu’elle soit vide; vous avez perdu pas mal de sang; ça compense.

_ OK. Comment vous appelez-vous ?

_ Je reviens dans une minute…

 

Autour de la table, tout le monde mange avec appétit. Comme la viande est découpée en petits morceaux, le blessé, malgré sa blessure et la perfusion, réussit à manger de sa main droite. Il jette de furtifs regards à John : « Vous ne m’avez pas dit comment vous vous appelez, mon sauveur…

_ John.

_ Ok John, moi c’est Frankie Masoni et eux, Jason, Bruce et Ed. John, savez-vous pourquoi nous sommes ici chez vous ?

_ Non, et je ne veux pas le savoir; c’est mieux comme ça. Je vous accueille, je vous soigne, vous passez la nuit ici et vous repartez demain. C’est le contrat.

_ Ok John, ok. Et vos chiens, vos deux molosses ?

_ Ils sont inoffensifs tant que personne ne se montre agressif.

_ Belles bêtes, hein ? Le mâle, il pèse combien ? Cinquante, cinquante-cinq kilos ?

_ Soixante ».

Masoni siffle entre ses dents : « Pfiuu ! Vous entendez ça les gars ? Soixante kilos ! Que des muscles et des dents ! Superbe ! Et Un grand merci John pour cet excellent repas ! Vous êtes le genre de type qui pense à tout et qui sait tout faire ! C’est plutôt rare… J’aurais besoin d’un type comme vous dans mon équipe, à Chicago. Gros salaire, appartement standing et une berline neuve toutes options…

_ Je vous remercie, mais je préfère rester ici. »

 

Masoni plisse les yeux et esquisse un semblant de sourire.  » Vous vivez seul dans cette grande maison ?

_ Ma femme est décédée depuis deux ans et je vis seul avec mes deux chiens.

_ Désolé pour votre femme, John. Bon…Hé les gars ! Il est temps d’aller se coucher. Rapportez nos affaires dans la maison. John ? Comment avez-vous prévu nos couchages ?

_ Vous avez deux chambres pour vous quatre. Il y a deux lits par chambre ».

 

Le plus jeune sort son portable et le consulte : « Merde ! Pas de réseau… Comment faites-vous pour téléphoner, John ? Vous avez peut-être Internet et le WIFI ?

_ Pas en ce moment. Par ici, c’est aléatoire alors… J’ai laissé tomber. On est dans une zone blanche. Mais vous retrouverez du réseau demain en franchissant la colline, un peu plus loin. Je vais vous débarrasser de la perfusion, Frankie.

_ Ok. Je n’aime pas avoir un fil à la patte… Comment nos amis vous ont-ils contacté ?

_ Je descends en ville tous les matins et j’ai un compte messagerie au cybercafé. Voilà, vous savez tout. Bonne nuit ».

 

Les trois hommes de main de Masoni sortent trois gros sacs en toile noire du coffre de la berline et les montent dans les chambres sous la supervision de leur chef.

 

 

 

Le jour s’est levé avec un grand soleil radieux et John descend ouvrir la porte aux chiens qui attendent sagement assis en bas de l’escalier. Quand il ouvre la porte, les deux molosses le regardent et attendent l’autorisation de sortir, comme tous les matins. « Filez ! » Et les chiens disparaissent joyeusement dans la même direction.

 

Frankie descend l’escalier. Il a retrouvé des couleurs et son bras en écharpe ne semble pas le faire souffrir :  » John ! Bonjour ! Il me semblait bien avoir entendu quelqu’un descendre… Comment allez-vous ?

_ C’est à vous qu’il faut demander ça. Vous avez pu dormir ?

_ Comme un bébé ! Vos pilules font des miracles…

_ Ne vous y habituez pas, vous deviendriez vite accro.

_ Je vais faire attention.

_ Vos gars ne descendent pas ?

_ Oh ! Ils peuvent faire la grasse matinée… J’ai décidé que nous allions rester un peu plus longtemps que prévu. On est bien ici et personne ne viendra nous chercher dans ce coin perdu.

_ Ce n’est pas le contrat.

_ Le contrat…

_ Nos amis ne vont pas apprécier votre attitude.

_ Figurez-vous que si nous sommes ici, c’est à cause de nos amis et ma blessure, je la leur dois aussi. Alors, le contrat… Je m’en balance !

_ Et combien de temps comptez-vous rester ?

_ Comme vous m’avez averti que mon bras était sûrement cassé, je pense que nous resterons durant un mois. Le temps que mon bras se remette et que les choses se tassent.

_ Nos amis savent que vous êtes ici.

_ Ils savent que nous avons passé la nuit ici. Ils ignorent que nous restons et c’est très bien comme ça. Vous savez, ceux que vous appelez vos amis ne sont pas toujours très fiables. Ils m’ont demandé de faire un travail pour eux et contrairement à ce qu’ils avaient annoncé, cela s’est avéré bien plus compliqué… J’ai perdu quatre de mes gars là-bas et on a bien failli tous y rester. Si vous sortiez, vous verriez quelques impacts de balles dans la carrosserie. Heureusement que ma voiture est blindée.

_ Je devrais peut-être les contacter, pour les informer de la situation.

_ Non. Car, voyez-vous, nous sommes allés chercher quelque chose pour eux. Une chose à laquelle ils tiennent beaucoup. Et comme ils n’ont pas été corrects, je vais garder cette chose pour moi.

_ Pourquoi me raconter tout ça ? Vous ne devriez pas.

_ John ! Mais nous sommes des amis maintenant, non ? Vous m’avez sauvé ! Et les amis, ça discute ! Au fait, avez-vous songé à ma proposition d’hier soir ? C’était sérieux… J’ai besoin de vous et vous, vous n’avez pas vraiment le choix. Vous nous connaissez et vous savez nos intentions; c’est un peu gênant. Vous comprenez ?

_ Je comprends…

_ Hé ! John ! Ne faites pas l’imbécile; regardez, j’ai un six coups dans la main droite. J’ai de la sympathie et de la reconnaissance pour vous, mais je n’hésiterai pas.

_ Je n’en doute pas.

_ Très bien John. Très bien… Ah ! Voilà mes dormeurs qui descendent… J’ai informé notre ami John que nous allions rester plus longtemps que prévu dans sa belle demeure et profiter de son excellente hospitalité… Ed, fais-nous du café, tu veux bien ?

_ Ok patron.

_ Alors John ? Ma proposition t’intéresse-telle ?

_ Je dois y réfléchir; ce n’est pas sans conséquences…

_ Une fois à Chicago, tu ne craindras rien. Je te fournirai une nouvelle identité et personne ne saura te retrouver.

_ Il y a des croissants et du pain congelés passez-les quinze secondes chacun au four micro-ondes et ils seront  à nouveau frais et chauds. Je vais prendre une douche… »

 

John remonte l’escalier et s’enferme dans sa chambre; il ouvre le robinet de la douche privative et délicatement, écarte un pan de mur, une fausse cloison qui cache son réduit où se situe le cerveau de toute sa domotique et il active son système de défense intérieure et extérieure. Une petite voix féminine se fait entendre en sourdine : Bonjour John, Suzanna pour vous servir. La commande vocale est activée ».

Le grand écran plat fixé au mur, se divise en quatre segments vidéo. Un qui filme le salon, un autre qui filme la cuisine, le troisième focalise sur l’escalier et l’étage et le quatrième balaie l’extérieur. Les trois lieutenants sont attablés dans la cuisine, mais Masoni n’apparaît nulle part.

« Ça aurait été trop simple… » Pense John en soupirant.

Il referme la fausse cloison derrière lui et part se doucher.

 

En ressortant de sa chambre, douché et rasé, il croise Masoni qui lui adresse un large sourire, vêtu d’un de ses peignoirs de bain : « Pas facile de prendre une douche avec un bras dans le sac, John ! J’ai fait attention et le pansement n’est pas mouillé… Allez, viens ! Un bon café nous fera du bien… »

 

Tandis que les hommes de main s’installent dans le salon pour démonter et nettoyer leurs armes, Masoni et John boivent leur café.  » Parle-moi un peu de toi John, tu sais tout sur moi et moi, je ne sais presque rien de toi.  Tu viens d’où exactement ? Forces spéciales ? NSA ? Les deux peut-être ? Je sens que tu as du potentiel et un vécu, que tu es plus malin que tu ne le laisses paraître. Je sens ces choses-là. Tu n’es pas le quidam moyen, pas vrai ?

_ Si j’étais aussi intelligent que ça, je ne me retrouverais pas dans cette situation. Une situation que désapprouverait Suzanna…

_ Ton épouse disparue.

_ Oui, elle se plaisait ici et je l’avais initiée au tir instinctif.

_ Comment ça ?

_ Je lui disais, Suzanna ! Cherche les cibles et elle les cherchait; je les avais cachées dans la forêt; des animaux en mousse.

_ Et ?

_ Quand elle les avait repérées, je lui disais : Suzanna ! Verrouille les cibles ! Et elle les verrouillait.

_ Et pour finir, je lui disais « Suzanna ! Feu ! Et… »

 

Masoni n’a pas pu entendre la suite car sa cervelle a éclaboussé le mur au moment où John a dit « feu ». La moitié de son crâne a disparu.

Dans le salon, les trois corps gisent sur le parquet; la boîte crânienne explosée. John termine tranquillement de boire son café tout en observant le regard vitreux de Masoni.

Sur les murs du salon, quelques volutes de fumée s’échappent encore des canons des armes dissimulées dans la décoration.

L’idée qu’il avait eue de coupler des armes automatiques à des caméras et à un ordinateur pour calculer les angles de tir et orienter les canons dans toutes les directions, capter les visages inconnus, les verrouiller et suivre leurs mouvements en agissant sur les armes fonctionnait parfaitement. Il avait fait des essais sur des mannequins. Le programme reconnaissait son visage et il ne risquait pas de mourir; la précision étant de l’ordre de cinq millimètres. Et il y a trois armes dissimulées sur la façade extérieure de la maison.

 

Il devrait contacter Condor 50.1 pour l’informer des événements, mais d’abord, il monte l’escalier et entre dans une des deux chambres que les mafieux occupaient. Il s’accroupit  ouvre un des grands sacs en toile noire et tombe assis. Les trois sacs sont remplis de billets usagers. Chaque sac contient plusieurs millions de dollars. Il a bien envie de les compter, mais il s’agit de réfléchir à ce qu’il veut faire. Tout rendre ou tout garder ? En garder une partie ? Quand Masoni a appelé ses amis pour le secourir, il les a peut-être informés sur le montant du butin ? C’est donc tout ou rien.

 

John a entassé les quatre corps et les armes dans la berline. Il a démarré le moteur et conduit doucement jusqu’au bord du lac, à la nuit tombée, tous feux éteints. L’eau n’était qu’à une dizaine de mètres quand il s’est arrêté. Il a laissé le moteur tourner, il a coincé un manche de marteau sur l’accélérateur et il est sorti de l’habitacle. Quand il a enclenché la vitesse à l’aide d’un bout de bois, la Mercedes a bondi pour disparaître dans les eaux noires. C’est plutôt profond par ici.

Plus tôt dans la journée, John a rallumé son modem et envoyé un mail à Condor 50.1. : Ce midi – aile froissée réparée – le nid du faucon est vide. Et il est allé cacher les trois sacs…

 

 

 

 

Trois mois plus tard, trois limousines sont venues se garer devant la maison. John est sorti avec ses chiens et Butch est venu à sa rencontre. « Bonjour John ! Content de te revoir !

_ Butch ! Qu’est-ce qui t’amène chez moi avec toute une armée ?

_ Faut qu’on discute John. On a un problème… Dis, tes chiens, ils sont dangereux ?

_ Non. Bella, Brutus, filez ! » Et les deux molosses décampent sur le champ en courant.

_ Merde ! Tu les as dressés…

_ Vaut mieux non ?

_ Ouais… Entrons. J’ai des questions à te poser.

_ OK. Et les autres ? Ils vont tenir la chandelle ?

_ T’es toujours aussi con ! Non. Ils vont inspecter ta maison, si tu n’y vois pas d’inconvénient.

_ Mi casa es tu casa ! Explique quand même ce qui se passe.

_ OK… Allez-y les gars, et en finesse ! John est un frère pour moi. Si vous cassez, vous payez ! Il y a trois mois, tu as hébergé quatre types et l’un d’entre eux était blessé.

_ Oui.

_ Ils ont passé la nuit ici et sont repartis en fin de matinée.

_ Oui. C’était le contrat et je l’ai rempli. J’ai été payé pour ça.

_ Ils avaient quelque chose pour moi.

_ Pour toi ?

_ Pour le service. Quand je dis pour moi, c’est que je menais l’opération.

_ Et alors ?

_ Alors, on ne les a jamais revus. On leur avait fixé un rendez-vous pour le lendemain et ils ne sont jamais venus. Ils avaient des bagages ?

_ Je crois avoir vu des grands sacs noirs. Je ne leur ai pas posé de questions et ils n’étaient pas bavards. Celui qui semblait être le chef semblait être en pétard.

_ Ouais… Je comprends… Tu as vu combien de sacs noirs ?

_ Deux ou trois. Ils les ont montés dans les chambres le soir et ils les ont remis dans le coffre de leur berline.

_ C’est ça, trois sacs ! Et ils sont repartis avec…

_ Ben oui. Ils n’ont rien laissé à ce que j’en sais. Je l’aurais remarqué, tu ne crois pas ?

_ Si. Tu l’aurais remarqué. Et ils sont où alors ?

_ Comment veux-tu que je le sache ? Ils sont repartis, c’est tout ce que je sais. Tu veux une bière ?

_ Va pour une bière. Tu sais, John, cette histoire est très ennuyeuse pour beaucoup de gens et pour moi tout spécialement. Je risque mon cul dans l’affaire.

_ C’était si important que ça ce qu’ils trimballaient ? La vérité sur l’assassinat de Kennedy ?

_ Pas envie de rire.

_ Ecoute Butch, depuis la mort de Suzanna, je suis resté ici pour y être tranquille. Je t’ai contacté pour te rendre quelques services, histoire d’arrondir mes fins de mois. C’est tout. Je ne me mêle pas des affaires qui ne me regardent pas et j’aspire à la tranquillité. Tiens, elle est bien fraîche. Et il y en a d’autres pour tes gars.

_ Merci… Si je suis venu te rendre visite, c’est parce que tu es la dernière personne à les avoirs vus.

_ Pour te rendre service. Je ne sais même pas qui sont ces types.

_ Tu ne perds pas grand-chose ».

 

Un des membres de l’équipe revient et fait un signe négatif de la tête. Les autres redescendent en faisant non de la tête.

 

_ Tu vois, Butch, ils n’ont rien laissé ici. Mais ça m’a fait plaisir de te revoir, depuis le temps. Et tu m’en dois toujours une depuis l’Afghanistan.

_ Ouais, je sais… Raconte pas notre vie devant les bleus… Tu vas les faire baver. Désolé pour le dérangement, mais je n’ai aucune piste pour retrouver ces salopards.

_ Je voudrais bien t’aider, mais j’ignore où ils sont partis ».

 

Tout le monde embarque dans les voitures et le convoi manœuvre pour faire demi-tour. Butch est dans le véhicule de tête.

John les regarde manœuvrer et pense sans rien laisser paraître : « Allez Butch ! Barre-toi de là ! Gros fumier ! Tu t’es laissé corrompre et tu vas le payer ».

 

Les trois véhicules empruntent lentement le chemin qui mène à la route quand la première voiture pile subitement. Et Butch sort de la limousine en se grattant la tête; ce qui n’est pas bon signe. John le sait. Butch fait toujours ça quand il prépare un coup foireux. Butch n’a jamais eu de chance au poker…

 

_ John ! Pourquoi tu ne m’as pas parlé de ton système vidéo dans ta chambre ? Tu me laisserais y jeter un coup d’œil ? Mon gars me dit que c’est du super matos que tu as là. Il l’a trouvé par hasard; c’est du bol ! Tu aurais dû m’en parler John ! J’ai comme un doute maintenant… Un logiciel de reconnaissance faciale ? Tu ne te refuses rien mon salaud ! Ça enregistre sur un disque dur ? C’est ça ? Montre-moi ton installation John, tu seras sympa… Hein? En souvenir du bon vieux temps, quand on crapahutait pour l’Oncle Sam en mode furtif pour sauver l’Amérique et qu’on gagnait des clopinettes en risquant notre peau. Je ne te veux pas de mal John, mais je vais sortir mon flingue. Tu as toujours été un type malin, John. C’est quoi ton installation ? Un piège à cons ? Allez-y les gars… »

Les trois types de la première voiture, celle de Butch, sortent l’arme à la main et tirent sur leurs collègues qui se trouvent dans les autres voitures.

 

_ Je sais ce que tu vas dire, John… C’est pas des façons… Je sais, je sais John et ça ne me fait pas plaisir. C’était des bons gars, tu sais et c’est un peu de ta faute quand on y réfléchit.

_ Tu es le dernier des salauds !

_ Non John. Ne dis pas ça… Je suis juste un homme qui essaie de sauver sa peau, c’est tout. Cette opération, c’était en sous-marin. Personne ne savait. On avait les bons tuyaux et ça devait glisser tout seul; mais ça a merdé… Et il a fallu que je fasse appel à toi… J’ai fait appel à toi parce que j’avais confiance en toi… Il s’est passé quoi John? Tu les as tous butés ? C’est ça ? Et tu as planqué les neuf millions ?

Tu sais John, personne ne sait que je suis ici et mes gars ne sont pas vraiment de la boîte, ce sont des potes mercenaires. Alors, quoiqu’il arrive maintenant, ça m’est égal. Tu comprends John, si je ne récupère pas le pognon rapidement, ils vont me buter parce qu’ils sont haut placés et qu’ils ont une trouille d’enfer. Ils font dans leur froc à l’idée que ce con de Masoni les balance. Il les tenait par les couilles et ils n’aiment pas ça. Je devais éliminer Masoni après le coup mais il s’en est tiré et j’ai dû la jouer fine en l’envoyant chez toi pour qu’il ne se doute pas que c’est mes gars qui lui tiraient dessus.

_ Dis leur que Masoni est mort.

_ C’est trop tard John. Tu t’es foutu de moi alors que je te faisais confiance. La seule façon de leur prouver que Masoni est hors circuit, c’est de leur apporter le pognon; parce qu’ils savent que Masoni ne lâcherait jamais neuf millions; il préfèrerait crever. Allez John, On est quatre, on est armés et tu es seul, désarmé.

_ Tu sais à quoi je pense Butch ? Je pense à Suzanna quand je lui disais Suzanna ! Cherche les cibles ! Verrouille les cibles ! » John se jette à terre et crie « feu ! »

Quatre détonations ont retenti et plus personne n’est debout.

John se relève et observe dans le calme la scène.

_ John ! Tu vas me le payer ! D’une façon ou d’une autre, tu vas me le payer… Ton système n’a pas réussi à m’avoir et c’est moi qui vais te buter, enfoiré ! »

Une main apparaît au-dessus de la troisième voiture, la plus près de John. Butch tire trois fois dans sa direction, au hasard, caché derrière la portière.

_ Raté Butch ! Tu n’as aucune chance ! Mon système est verrouillé sur toi.

_ Je vais quand même t’avoir ! Tu te crois malin avec tes machines ? Des trucs de pétochard,  voilà ce que c’est ! »

 

Tout en se déplaçant en silence sur sa gauche, John pousse un cri : « Stalingrad ! » Et il crie encore « Stalingrad ! »

 

Butch éclate de rire : « C’est quoi encore ces conneries ? Tu commences sérieusement à…

Mais Butch n’a pas le temps de terminer ce qu’il voulait dire; deux énormes mâchoires viennent de se refermer brutalement sur son bras et sur son cou. Si fort que les os éclatent.

John attend, toujours accroupi et Bella et Brutus le rejoignent en se dandinant. Ils enfouissent leur museau sous ses aisselles et se frottent à lui. John ébouriffe leur tête et les gratifie d’un : Bons chiens, ça ! Bons chiens !

 

 

 

Et qu’est donc devenu John Berkeley ? Figurez-vous qu’il est allé récupérer trois sacs en toile qu’il avait enterrés au pied d’un arbre immense dans la forêt et qu’il est allé s’installer à Hawaii où il a ouvert un établissement; un bar chic nommé « SUZANNA’s »

 

 

 

 

Il paraît qu’une belle maison tout en rondins est à vendre dans le Montana, à Seeley Lake; juste au bord d’un lac et il paraît aussi que depuis quelques temps, ce lac si profond regorge de magnifiques brochets… Etonnant, non ?