LES DENTS D’ARKHANA

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Les dents d’Arkhana

 

 

 

 

 

Ecrit par Ludovic Coué le 24 janvier 2022

 

 

 

 

 

 

Quand l’humanité s’est retrouvée face au paradoxe de son développement, que la population mondiale croissait inexorablement, que les ressources allaient bientôt manquer et que les peuples émergents réclamaient une justice des moyens ; les missiles nucléaires étaient dressés sur tous les continents, prêts à déchaîner un cataclysme planétaire.

Certains espéraient le conflit global et s’ils en avaient eu le pouvoir, ils auraient sans hésité appuyé sur le bouton. Heureusement, les peuples ont pris conscience du danger et ont répondu à l’appel international lancé par Mourad Dembi, depuis le continent africain. Tout s’est arrêté : l’industrie, les services, le commerce, les banques. Les gens ont refusé d’aller travailler et sont pacifiquement descendus dans la rue pour manifester leur opposition à la catastrophe qui s’annonçait. Toutes les capitales du monde se sont soudain bloquées par la marée humaine envahissant les artères et les rues : une masse compacte et vibrante a rendu impossible toute circulation dans chaque ville. Certains gouvernements ont bien tenté d’intervenir en faisant appel à la force, à l’armée, mais en vain car les policiers comme les militaires se sont joints au mouvement et sont allés s’asseoir au milieu des manifestants. Ce jour a été appelé la révolution planétaire.

L’idée était simple : pour éviter que certains peuples aient tout et d’autres n’aient rien, un gouvernement fédéral a été décrété et toutes les nations ont signé la charte instaurant la nouvelle organisation mondiale. Les ressources, de manière générale ont été mises en commun. Et plus particulièrement, tout ce qui touche à l’exploration spatiale a été regroupé sous une seule organisation la PANSPACE. C’est cette dernière qui a permis de réunir tous les cerveaux sur un seul et même projet et d’avancer prodigieusement dans le mode de propulsion. Une base a été érigée à la surface de la Lune. Une base de lancement pour les vaisseaux.

 

Depuis, la technologie n’a cessé d’évoluer et les appareils spatiaux se sont considérablement améliorés, permettant la découverte de nouvelles planètes habitables pour l’homme.

L’humanité a essaimé au fil des siècles, établissant des colonies loin de la Terre.

 

L’exploration continue, toujours plus loin, améliorant nos connaissances de l’univers sans que l’on sache exactement ce qu’il est. Et nous n’avons toujours pas croisé d’autres créatures intelligentes. C’est écrit dans tous les livres d’Histoire…

 

Arkhana a été récemment découverte et d’après les tests effectués par les sondes projetées, cette planète regorge de métaux rares et son atmosphère est respirable pour nous. Les résultats tendent à démontrer une grande quantité d’eau présente à la surface du globe ; sous forme de glace principalement. La température de l’air oscille autour de zéro degré.

 

 

Notre vaisseau cargo s’est positionné en orbite stationnaire au-dessus de la nouvelle planète. Nous avons envoyé des drones effectuer des relevés et prendre des clichés. La moitié de l’astre est recouverte de glace, l’autre consiste en un gigantesque océan. Aucune trace de vie n’a été décelée pour l’instant. Les gisements qui nous intéressent son bien confirmés et nous pourrons probablement établir une cité minière sans trop de difficulté.

 

Hier, nous avons expédié une navette avec à son bord un corps de débarquement constitué de quatre commandos équipés pour évoluer dans le froid et armés. Des motoneiges ont été arrimées dans la soute pour leur permettre d’évoluer facilement sur la surface glacée. Le groupe va devoir planter des sondes dans la glace aux endroits supposés des gisements. Une mission de routine si ce n’est qu’ils sont les premiers humains à fouler ce sol inconnu.

 

Je m’appelle Karl Young et je suis chef opérateur aux transmissions. Je suis en relation radio avec le corps de débarquement et… Aminata Mugabe mon amie fait partie de ce commando. Elle est MEDIC.

 

Les caméras embarquées de l’équipe au sol nous ont transmis les images en temps réel et nous pouvions suivre en direct leur arrivée sur Arkhana. L’ouverture de la trappe arrière a laissé entrer une lumière orangée reflétée par la glace. L’horizon ne montrait aucune montagne ; tout était plat. La température extérieure à la navette indiquait un demi-degré Celsius au-dessus de zéro. Le groupe a enfourché les motoneiges auxquelles sont attachés les traîneaux chargés de matériel.

Leur progression s’est effectuée sans problème et Aminata nous a fait part de ses impressions dans cet univers orange. Elle était enthousiaste et a pris des photos de groupe pour immortaliser leurs premiers pas sur cette planète.

À bord du vaisseau cargo, nous suivions leur progression quand une alarme s’est déclenchée ! C’est la navette qui envoyait une alerte car elle enregistrait une chute brutale et importante de la barométrie.  Sur les écrans, la surface du globe paraissait dégagée sans aucun nuage. Nous avons prévenu  l’équipe au sol qu’un phénomène météorologique inquiétant se produisait et qu’ils devaient regagner la navette sans tarder. Au moment où le chef du commando assurait que rien ne se passait autour d’eux et que le soleil brillait, un craquement s’est fait entendre dans la liaison radio et sur les écrans, nous voyions apparaître des éclairs bleutés parcourir l’atmosphère dans la zone où ils se trouvaient. Une sorte de brouillard s’est rapidement levé, et nous ne pouvions plus distinguer la surface du globe. La liaison radio était coupée. Nous n’entendions plus que des crachotements dans les hauts parleurs et nous ne recevions plus aucune image. Les écrans affichaient le message clignotant : « Aucune connexion possible – vérifiez vos branchements ».

 

Nous ignorions ce qui se passait au sol et ce qu’enduraient les membres du commando. Aminata… J’ai prié pour qu’il ne lui arrive rien. La prière était tout ce que je pouvais faire. Personne ne pouvait rien pour eux car les paramètres météorologiques se sont emballés : un vent violent s’est mis à souffler à une vitesse incroyable et la température est descendue à moins vingt degrés Celsius. Ces éléments nous étaient transmis par la navette restée au sol. Sans radio, ces éléments étaient tout ce qui nous reliait au commando et à Aminata. Compte tenu de ces paramètres, nous ne pouvions pas envoyer une équipe de sauvetage…

Alors que nous étions bien au chaud à bord du vaisseau, Aminata et ses camarades devaient vivre un véritable enfer !

 

Les heures ont passé et la tempête a fini par se calmer. La surface du globe est réapparue. Nous avons envoyé des drones pour localiser le commando. La radio n’émettait plus de crachotements, et à un moment, il m’a semblé entendre faiblement la voix de Aminata dans le haut parleur ; comme une supplique lasse et désespérée. Je me demandais si je n’avais pas rêvé quand Konrad, mon coéquipier s’est levé d’un bond en s’écriant : « Tu as entendu ? C’était Aminata ! Elle est vivante ! »

Le commandant du vaisseau a ordonné l’envoi immédiat d’une navette de secours. Sur les écrans, sont apparus trois énormes rochers noirs qui n’étaient pas là la veille. Sans doute avaient-ils été révélés par le vent qui aurait chassé la neige durant la tempête. C’est ce qui paraissait logique. Et puis, nous étions davantage préoccupés par le sort de nos compagnons que par l’apparition de bêtes rochers sur la glace.

 

Aminata a été retrouvée grâce à sa balise. Elle gisait au sol dans la neige, presque entièrement recouverte, inconsciente et en grave hypothermie malgré sa combinaison « grand froid ». Mais elle était vivante. L’équipe de secours l’a rapidement prise en charge dans la navette. On sait qu’elle est perfusée et que sa température corporelle remonte doucement. Le médecin nous a informés que de temps en temps Aminata revient à la conscience et qu’elle annone quelque chose en boucle, mais que personne n’arrive à comprendre ce qu’elle veut dire.

Les autres membres du commando n’ont pas encore été retrouvés et une deuxième navette va partir pour poursuivre les recherches. Leurs balises sont indétectables.

 

Aminata est en route pour regagner notre vaisseau et le médecin assure qu’elle va mieux. Elle va s’en tirer. Mais comme elle s’agite à chaque fois qu’elle reprend connaissance, il lui a injecté une drogue qui va l’endormir pour quelques heures.

 

La seconde navette assignée à la recherche des survivants s’est posée près des gros rochers, un peu plus loin de l’endroit où a été retrouvée Aminata. Nous suivons leur progression par radio et par les images qu’ils nous transmettent. Ils sont équipés de détecteurs infrarouges et cherchent les balises que chaque membre du commando a d’accroché à son harnais.

En approchant des immenses rochers, les sauveteurs partagent leurs impressions : « Ces rochers sont énormes ! Et il y a une ouverture plus loin… Comme l’entrée d’une grotte. Ils se sont peut-être réfugiés à l’intérieur… On approche… Ils sont dans la grotte ! Je capte leurs balises ! On vous… »

À bord, tout le monde s’étonne de la coupure brutale de la liaison radio. L’image a disparu elle aussi. On vérifie tout ce qui pourrait clocher, mais non, ça ne vient pas du matériel. Je me hasarde à avancer : « Ils sont entrés et c’est probablement la paroi de la grotte qui bloque les ondes radio. On va devoir attendre qu’ils ressortent pour les joindre à nouveau. »

Mais les heures passent et nous n’avons toujours aucune nouvelle de nos camarades partis secourir, ni du commando disparu.

La question d’envoyer à nouveau une équipe au sol a été posée, mais la sagesse impose d’attendre car il y a quelque chose d’anormal en bas sur Arkhana. Et le commandant ne veut pas prendre le risque de voir disparaître une nouvelle équipe dans les grottes.

 

Je suis passé voir Aminata à l’hôpital du bord dès son arrivée. Il y a quelques minutes.

Malgré ce qu’on lui avait injecté, elle semblait agitée et marmonnait comme un mantra ; une phrase que je ne comprenais pas et qu’elle répétait entre deux phases d’assoupissement, son visage brûlé par le froid exprimant alors une grande souffrance intérieure. Le médecin est entré et m’a confié qu’Aminata semblait lutter contre l’effet de la drogue. Comme si elle ne devait pas dormir, ne voulait pas perdre conscience.

— Où avez-vous déposé ses affaires ?

— Dans le placard sur votre droite.

— Ok. Tout y est ?

— Je crois, oui. Pourquoi ?

— Ce qui s’est passé en bas est étrange. Je récupère sa caméra et son disque enregistreur. Peut-être qu’il contient des éléments importants sur ce qui s’est déroulé. L’avez-vous stoppée ?

— Non. On n’a touché à rien. On s’est juste concentré sur ses signes vitaux pour la sauver.

— Merci pour elle.

— Et… Du nouveau pour les autres ?

— On s’en occupe… » Ai-je répondu en montrant ce que je venais de prélever dans les affaires de mon amie.

 

De retour à mon poste, j’ai branché l’enregistreur d’Aminata sur ma console et maintenant, la vidéo démarre au moment où elle a été activée, à la descente de la navette dans l’atmosphère d’Arkhana. On voit ses camarades sanglés dans leur fauteuil et on entend Aminata dire qu’elle a activé sa caméra. Le chef du commando lui fait un signe de la main et reprend une phrase prononcée il y a des siècles par un pionnier de la conquête spatiale :   « Un petit pas pour nous, un grand pas pour l’humanité ! » Tout le monde s’esclaffe.

Plus loin dans la mémoire, on les voit circuler sur les motoneiges dans cette étrange ambiance orangée, puis ils s’arrêtent pour récupérer sur un des traîneaux une sonde qu’il faut planter dans le sol. Un peu plus en avant, on entend le message d’alerte du vaisseau. On voit le chef du commando répondre que tout va bien, qu’il n’y a aucun nuage. Ils ont tous leur tenue « grand froid » et leur large lunette de protection. Ils semblent ne pas se soucier de l’avertissement quand tout à coup, l’atmosphère se charge d’humidité et l’ambiance s’assombrit. Des éclairs strient le ciel et d’épais nuages se forment. La neige commence à tomber et un mur de vent violent s’abat sur eux. La lumière orangée a laissé la place à l’obscurité.  Ils remontent en hâte sur les motoneiges et foncent dans la tempête avec comme seule source de clarté la lumière des phares qui se réfléchit sur les flocons de neige qui tombent drus propulsés par le vent qui redouble d’intensité. Aminata passe régulièrement son gant sur l’objectif de la caméra afin de poursuivre l’enregistrement. Soudain, la motoneige de tête effectue un virage sur la gauche et ralentit sur une cinquantaine de mètres. La colonne s’arrête et le chef du commando désigne du doigt les énormes roches qui viennent d’apparaître. On l’entend crier à travers la neige cinglante : « J’ai vu une lumière bleue sortir de là. On va peut-être pouvoir s’abriter du vent derrière ces monticules. »

 

Ils s’approchent tous de ces énormes amas quand la caméra de Aminata détecte une faible lueur bleue. Ils se dirigent tous vers cette lumière et découvrent l’entrée d’une immense grotte.

En entrant à l’intérieur, le bruit assourdissant du vent contre le micro de la caméra a cessé et un calme surprenant semble régner. La clarté bleue émane de plus loin, au fond de la grotte et un des membres du commando déclare sentir une source de chaleur dans la même direction. Le chef du groupe fait signe d’avancer pour pénétrer plus en avant dans la caverne et Aminata, par prudence ou alertée par un sixième sens reste à l’entrée et prévient ses compagnons qu’elle les attend là.

On distingue très nettement le groupe entrer dans la zone éclairée en bleu. Les hommes constatent avec étonnement que le sol et les parois n’ont pas la même consistance. Ils remarquent plus loin ce qui pourrait bien être des ossements étranges qui jonchent le sol Aminata leur demande de revenir car on ne sait pas de quoi il s’agit.

Le chef du groupe accède à sa demande et à peine ont-il fait deux pas en arrière que d’atroces cris de douleur et d’effroi retentissent. La caméra enregistre ce qui se perpétue dans la grotte : des tentacules hérissés sortent brutalement des parois et transpercent les corps des malheureux, comme des épées. Les hommes sont soulevés du sol et semblent danser, secoués dans tous les sens par les monstruosités de plus en plus nombreuses et ce terrible bruit de succion qui résonne dans l’antre bleu ! Rapidement, les intestins jaillissent des ventres déchirés et sont pris d’assaut par d’autres serpentins avides et disparaissent aussitôt. Les corps ne cessent de danser en l’air comme des pantins désarticulés et diminuent de volume. Les joues des malheureux qui ont maintenant rendu l’âme se creusent rapidement et les vêtements flottent autour de ce qui reste de ces types athlétiques qui étaient musclés. Les tentacules ressortent des cages thoraciques et des abdomens pour maintenant d’enrouler autour des membres avec toujours ce bruit infect de succion. Bientôt, les os apparaissent et les dents meurtrières et voraces s’y cramponnent goulûment et les brisent pour probablement en retirer la moelle après avoir arraché la chair. Et puis, l’étreinte se relâche et ce ne sont plus que des sacs d’os brillants maintenus par des vêtements lacérés qui retombent au sol. Curieusement, les ossements paraissent aussitôt s’animer pour migrer vers le fond de la grotte. C’est en fait le sol qui remue en une sorte de péristaltisme pour reléguer dans un coin les reliefs de l’horrible repas. Tout ceci n’aura duré qu’une minute, pas plus !

 

Aminata n’a pas bougé. On saisit que la terreur la pétrifie. Tout ce qu’on entend sortir de sa bouche, c’est : «  Oh mon Dieu ! Ce n’est pas possible…Quelle horreur ! »

C’est quand des tentacules se mettent à ramper au sol et se rapprochent d’elle qu’Aminata parvient à hurler et sort en courant de la grotte. On comprend qu’elle est violemment frappée par le vent chargé de neige. Elle chute en arrière et se relève difficilement pour reprendre sa course et s’éloigner le plus rapidement possible de ce cauchemar. Au mouvement de la caméra vers le bas on devine qu’Aminata se courbe pour avancer dans la tourmente et, dans les sifflements, on arrive à distinguer sa respiration dans l’effort. Quelques mètres plus loin, Elle tente de contacter le vaisseau : « N’entrez pas dans la grotte ! Par pitié, n’entrez pas dans la grotte ! » Quelques minutes plus tard, Aminata tombe à genoux et le vent terrible la plaque avec brutalité face contre le sol. Elle se redresse en gémissant et continue à psalmodier : « Ne pas entrer dans la grotte… Ne pas entrer dans la grotte… » Elle réussit à se relever et tente d’avancer pliée en deux et une autre rafale de vent plus forte la jette à nouveau au sol avec violence. Elle entreprend alors de ramper tout en pleurant : «  n’entrez pas dans la grotte… Pas dans la grotte… Pas dans la grotte… »

Aminata a rampé longtemps en direction de la navette. Elle est allée au bout de ses force et jusqu’à perdre connaissance. La caméra a continué à fonctionner et a à nouveau capté la lumière quand l’équipe de sauvetage l’a finalement trouvée. Elle n’aura cessé de murmurer : «  Pas dans la grotte… ne pas entrer… » Même inconsciente et dans le sommeil provoqué par l’injection de benzodiazépines. C’est ce qu’elle murmure encore pour tenter de nous prévenir…