ABSURDUS

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ABSURDUS DELIRIUM

 

 

Sur le quai éclairé d’une gare, deux hommes attendent assis sur un banc, sous les néons et dans la chaleur d’une nuit d’été. Plus loin, une militaire en uniforme fait les cent pas.

 

Le jeune homme, âgé d’une vingtaine d’années, vêtu d’un jean, de baskets, d’un tee-shirt bariolé et d’un blouson en skaï noir garde les mains dans ses poches. Ses bras sont chargés de tatouages.

Le quadragénaire, porte costume et cravate; il lit le journal.

 

Le jeune semble s’ennuyer fermement et finit par s’intéresser à son voisin de banc.

 

« Vous prenez souvent le train, vous ?

_ Le train ? Quel train ?

_ Le train en général.

_  Jamais, je ne suis pas militaire.

_ Moi non plus. J’ai échappé au service… Dieu merci !

_ Dieu n’a rien à voir là-dedans…

_ Façon de parler… Revenons-en au train, si vous le voulez bien.

_ OK. Quel train ? Le train-train quotidien ?

_ Mais je ne sais pas, moi ! Tiens ! Les trains de marchandises, par exemple ! On ne les voit jamais ! C’est curieux, non ? Vous ne trouvez pas ça étrange ? Pourtant, ils roulent… Bon sang !

_ Ce sont les trains où vont les choses. Ils ne sont pas comme les autres.

_ Nous, on prend les trains de vie, comme les Sénateurs.

_ Vous êtes Sénateur ?

_ Non. Et vous ?

_ Non. Je voyage en deuxième classe. Mais avec classe.

_ Forcément…

_ Bien sûr.

_ Des fois, je déraille ! Je prends une voiture et je fonce sur la route…

_ Pas très prudent avec tous ces radars.

_ Eh bien parlons-en des radars ! Plus personne pour dénoncer qui que ce soit, on en est arrivés à remplacer les délateurs par des robots; vous vous rendez compte ?

_ C’est l’époque qui veut ça. L’état n’a plus les moyens d’entretenir les indics. Ça coûtait trop cher. Du coup, on robotise à tout va… Des radars, des caméras et de l’Internet partout.

_ Pauvre France. Tout fout le camp… Ce qu’on gagne en automatisme, on le perd en humanité.

_ L’Humanité… Je préfère le Monde.

_ Peut-être… Je ne lis pas les journaux.

_ Vous devriez, ça passe le temps.

_ Le temps ? Quel temps ?

_ Le temps qu’il fait.

_ Et que temps fait-il ?

_ Je ne sais pas. Je ne suis pas encore arrivé à la page météo.

_ Ah merde…

_ Faites comme moi, patientez un peu.

_ Ce n’est pas dans ma nature.

_ Pardon ?

_ D’être patient; ce n’est pas mon genre.

_ Jamais malade ?

_ Oh ! Le moins possible ! Je ne supporte pas les salles d’attente. J’ai l’impression d’y étouffer.

_ Je vous comprends. On attend, on attend et au final, on est déçu.

_ Exactement. C’est comme chez les dentistes… Pendant qu’on attend des plombes, on pense ressortir de là avec des dents bien blanches et parfaites et on garde ses dents jaunes et mal alignées. C’est une escroquerie, un scandale !

_ Tiens, en parlant de scandale, les prix vont encore augmenter.

_ Quels prix ?

_ Le coût de la vie.

_ Mais la vie n’a pas de prix !

_ Faut croire que si puisque les prix s’envolent !

_ Ils grossissent et ils arrivent quand même à voler ?

_ Oui; c’est du vol. On est bien d’accord.

_ Ils volent comment ? En escadrille ?

_ Oui, c’est un vol en bande organisée.

_ Et c’est légal ?

_ L’égal de la mafia, oui.

_ On ne se méfie pas assez. C’est écrit en italique ?

_ En français.

_ Jusqu’où irons-nous ?

_ De l’avant, toujours, en surveillant nos arriérés.

_ Pff ! Comme c’est long… Il est quelle heure ?

_ Je ne saurais vous dire, ça change tout le temps.

_ Et ce train qui n’arrive pas… Moi qui pensais prendre un nouveau départ.

_ Un nouveau départ dans quelle direction ?

_ Le futur.

_ Pas près d’arriver…

_ Vous n’êtes pas optimiste !

_ Dieu m’en garde ! Les optimistes d’aujourd’hui sont les déçus de demain. Merci bien !

_ Bon sang ! Les trains sont censés arriver à l’heure, non ?

_ Ça dépend des trains et de l’heure prévue. J’imagine qu’en ce moment, ça roule mal… Faut dire que c’est la période des vacances.

_ Les vacances, elles ont bon dos.

_ Je vous assure qu’en ce moment, tout le monde fout le camp.

_ Où ça ?

_ Ailleurs, du moment que ce n’est pas ici. Les cons !

_ Ils sont plus heureux ailleurs qu’ici ?

_ Faut croire puisqu’ils y vont. Personne ne les oblige.

_ Moi, je ne crois en rien. Et pourtant, avant, je croyais dur comme fer.

_ Dur comme fer… Moi aussi, jusqu’au jour où je suis tombé de cheval.

_ Où ça ?

_ A Troyes.

_ Et le cheval ?

_ Une jument, elle a fui à toute vapeur.

_ C’était quoi comme cheval ?

_ Un cheval d’orgueil.

_ Vous avez dû tomber de haut.

_ C’est là que le bât blesse. Ah la diablesse !

_ Depuis cette mauvaise expérience, vous montez toujours ?

_ Bien sûr; je profite de l’ascenseur social.

_ Pas con… Moi je ne prends jamais l’ascenseur…

_ Claustrophobe ?

_ Non. Ex taulard.

_ Oh ! Je comprends. L’exiguïté sans doute.

_ Pas que… J’attends toujours que quelqu’un m’ouvre la porte et me dise de sortir.

_ Les portes s’ouvrent toutes seules.

_ Oui, mais j’attends l’autorisation de sortir. Ça peut durer un moment…

_ Le temps c’est de l’argent.

_ Connerie ! J’ai tout mon temps et je suis fauché.

_ A cause du temps perdu peut-être ?

_ Sais pas, je ne compte pas mon temps.

_ Tiens, en parlant de temps, il fera beau demain.

_ Où ça ?

_ Dans le journal.

_ OK.

_ Et à part ça, les nouvelles sont bonnes ?

_ Toujours, comme elles sont nouvelles…

_ Evidemment… Vous vivez en couple ?

_ Non. Et vous ?

_ Si on veut… C’est assez chaotique.

_ Comme la religion.

_ Elle n’aime pas les transports.

_ C’est malheureux quand on doit prendre le train.

_ Elle n’aime pas ça. C’est pour ça que je suis seul ce soir.

_ Ça doit être coton ?

_ Elle est plutôt soie. Elle aime chiner.

_ Pratique pour tracer la route.

_ Oui, et sans jamais franchir la ligne jaune.

_ En parlant de femme, vous voyez la militaire là-bas ?

_ Oui. Elle nous regarde d’un sale œil… Elle n’a pas l’air de faire dans la dentelle…

_ Elle est plus string que dentelle.

_ Qui vous a dit ça ?

_ Mon petit doigt, il y a deux heures…

_ Et cette poitrine, Mazette !

_ Je me demande si elle arrive à joindre les deux bouts…

_ Vous êtes un drôle de type. Vous faites quoi dans la vie ?

_ Conducteur de train.

_ Non ? Pas possible !

_ Si. Je conduis le train fantôme.

_ Où ça ?

_ A la foire du trône.

_ Vous êtes monarchiste ?

_ Et puis quoi encore ?

_ OK. Et le train fantôme, il va où ?

_ Personne ne le sait; après un virage, il se perd dans la brume.

_ Une brume épaisse ?

_ Une brume des foins.

_ Et ça marche ?

_ Cahin-cahot, à cause de la crise.

_ La crise ?

_ La crise de foi. Plus personne ne croit aux fantômes. C’est un monde !

_ A ce train-là, vous allez vite vous retrouver à la gare de dépôt.

_ Ce n’est même pas garanti.

_ Comment êtes-vous devenu conducteur de train fantôme ?

_ Mon arrière grand-père m’a mis sur les rails.

_ Et vous serez bientôt sur la paille…

_ C’est la vie; ce n’est pas la mort…

_ Vous croyez aux fantômes, vous ?

_ J’ai ma conscience professionnelle ! Non mais…

_ Qu’entendez-vous par là ?

_ Par là, j’entends le loup, le renard et la belette…

_ Vous en avez déjà vu ?

_ Comme je vous vois…

_ Et votre train, il arrive quand ?

_ Quand ce sera l’heure de nous donner notre train quotidien…

_ Merde alors! Il n’y a pas grand monde par ici ; vous ne trouvez pas ça étrange ? Apparemment, on n’est que trois dans cette gare…

_ Normal, c’est la gare de Troyes.

_ La gare de Troyes ? Mensonge !

_ Jamais la gare ne ment. Ne faites pas l’enfant.

_ Je vais m’en aller ; vous êtes trop bizarre.

_ Bien sûr que vous allez partir ; mais pour ça, vous devez attendre le train. Le train en fer.

_ Un train d’enfer ?

_ L’enfer est bien pavé ; il n’y a pas de nid de poules en bas.

_ On doit s’y sentir bien seul alors. Quelles sont vos intentions ?

_ Conduire mon train jusqu’à la gare du terminus où seront accueillis les usagers.

_ Passagers usagés ? Âgés, Périmés ?

_ Nouveaux passagers à différents niveaux.

_ Suis-je votre passager ?

_  Vous avez payé votre passage ; je le crains.

_ Vous allez m’embarquer à tout crin ?

_ Quand ce sera pile poil l’heure du départ

_ Un départ sans retour ?

_ Je vous le confirme sans détour.

_ Sur les rails infernaux pour finir au fourneau ?

_ Pourquoi le fourneau ? Vous pensez mériter la fournaise ?

_ Je dois le prendre à quel degré ?

_ Ne vous enflammez pas. C’est juste pour parler. Un mot en chasse un autre…

_ Un chassé-croisé ?

_ Si vous voulez ; pour faire le point.

_ Le point de croix ?

_ Vous faut-il un signe ?

_ Un cygne d’étang. J’adore ces oiseaux. Est-ce qu’on les chasse ?

_ Ils n’ont pas de fine aigrette.

_ Ils doivent être fades. Comme des vol-au-vent.

_ Ils volent, vous savez ? L’aile y coopère.

_ Il est quand même rare de voir un cygne venir du ciel.

_ Ah ! La militaire approche. Nous allons bientôt partir…

_ Comment le savez-vous ?

_ Elle fait partie du régiment du train. Voyez son insigne.

_ Je n’y connais rien.

_ C’est un ange; elle veille sur l’essieu.

_ En Normandie je présume…

_ Bien… J’ai terminé mon journal, le train ne va pas tarder à apparaître.

_ Apparaître ! Carrément !

_ Oui. Cette affaire sera rondement menée.

_ Et où ça ?

_ Un peu plus loin, devant, dans l’ovale formé par la lumière.

_ Vous en connaissez un rayon ! »

 

Le train apparaît, comme sorti de nulle part, nimbé de vapeur et silencieux.

Les trois personnes embarquent sans un mot et disparaissent ; trois ombres en partance pour l’inconnu. La gare sombre soudain dans la nuit et le silence.