REMINISCENCE

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REMINISCENCE
NOUVELLE FANTASTIQUE

REMINISCENCE

 

 

 

 

Vous souvenez-vous de vos rêves ? Non ? Tant mieux !

 

 

 

Regardez, de l’autre côté de la rue dans la Peugeot bleue; celle qui est garée en face avec la petite tahitienne qui danse sur le tableau de bord. Voyez cet homme qui triture son volant. Les jointures de ses mains sont blanches tellement il serre fort. Comme il a l’air perturbé ! Le regard dans le vague et les sourcils froncés.

Il est garé près de l’entrée de cet immeuble ancien et cossu où brille une plaque noire et luisante aux lettres dorées indiquant le cabinet de Georges Lucas, psychothérapeute au premier étage.

 

L’homme quitte comme à regret son véhicule. Il est habillé de sombre et avance la tête baissée. Il disparait dans l’entrée de l’immeuble, après avoir appuyé sur un des boutons de l’interphone. Suivons-le…

 

Il s’est assis dans la minuscule salle d’attente qui ne comprend que deux chaises et une table basse recouverte de revues diverses et variées. Au mur, une seule photo : un paysage sablonneux et des dunes couleur ocre à l’arrière plan.

Il a toujours la tête basse; les mains sur les genoux.

 

Au bout d’un long moment, la porte du praticien s’ouvre enfin et une jeune femme en sort et file aussi vite que possible, telle une souris affolée.

 

Georges, le psychothérapeute, sort à son tour au bout d’une minute, les mains dans les poches et observe son patient durant quelques secondes. « Philippe ? On y va ? »

 

Philippe quitte son siège et, d’un pas lent et lourd pénètre dans le spacieux et lumineux bureau qu’il fréquente depuis six mois à raison d’une séance hebdomadaire.

 

_ Vous m’avez l’air bien sombre aujourd’hui… Il s’est passé quelque chose ?

 

_ Non. Pas vraiment.

 

_ Pourtant, la semaine dernière, vous sembliez plus en forme.

 

_ Ouais. Peut-être…

 

_ Installez-vous sur le divan et racontez-moi un peu.

Philippe ôte ses chaussures, comme à chaque séance et s’allonge sur le divan; un bras replié sous sa nuque, le regard fixant le plafond, les yeux humides.

Le praticien s’assied dans son fauteuil et commence à taper discrètement sur le clavier de son ordinateur portable qui repose sur ses genoux.

 

_ Je fais des rêves…

 

_ Vous faites des rêves…

 

_ Oui. Je fais des rêves étranges.

 

_ Etranges ? Expliquez-moi ça.

 

_ Je ne sais pas… C’est tellement… Gênant et perturbant !

 

_ Oh ! A ce point ?

 

_ Oui. Ils ont commencé la semaine dernière, après ma consultation. Ce ne sont pas des rêves normaux.

 

_ Bigre ! De quelle sorte de rêve s’agit-il ?

_ Ce sont comme des bribes de souvenirs anciens. Des choses que j’aurais faites et que je me serais forcé à oublier. Mais ça remonte… ça ne veut plus rester caché. Comprenez-vous ?

 

_ Il me semble… Dites-m’en plus.

 

_ Je… Je crois que j’ai tué des gens. Plein de gens.

 

_ Comme vous y allez ! Ce ne sont que des rêves. Les rêves se construisent avec l’imaginaire et les expériences au gré de la fantaisie du cerveau.

 

_ Ouais. Je sais. Mais pas ceux-là. Je vous l’ai dit; ce ne sont pas des rêves normaux.

 

_ Soit ! Que voyez-vous dans vos rêves ?

 

_ Je suis en compagnie de gendarmes ou de policiers et nous nous déplaçons ensemble. Et à un moment donné, nous passons près d’un endroit; tout près de l’endroit où j’ai enterré des gens. Je sais que c’est moi qui les ai tués et enterrés là. Personne d’autre, à part moi ne sait qu’ils sont là.

Et il y a plusieurs endroits comme celui-là…

 

_ Oh ! C’est cela qui vous perturbe à ce point ? Rassurez-vous, tout le monde fait ce genre de rêve.

 

_ Je n’ai pas fini. Alors que nous passons si près des cadavres, je ressens deux émotions contradictoires, opposées : D’un côté, je suis épouvanté par ces crimes car ce n’est pas possible que j’aie pu faire ça, de telles atrocités et pourtant, je sais très bien que c’est bien moi qui les ai tous tués. J’en ressens une culpabilité douloureuse et une honte infinie… De l’autre, j’éprouve une excitation extraordinaire, une exaltation qui m’est inconnue et une jubilation sans borne; une jouissance quasi sexuelle, un sentiment de toute puissance qui me fait littéralement vibrer.

 

_ Durant les rêves, vous savez, les émotions sont souvent décuplées.

 

_ Vous ne comprenez pas… lors de ces rêves,  je vis une véritable dualité; je suis déchiré. Je suis deux personnes à la fois. L’assassin et moi. Et je crois bien que ces deux personnages n’en font qu’un.

_ C’est votre interprétation. Admettez que vous pouvez vous tromper. Les émotions sont si fortes que cela vous pousse à croire à ce genre de choses.

 

_ Je serais d’accord avec vous si d’autres éléments n’entraient pas en jeu…

 

_ Allons bon ! Et quels sont-ils ?

 

_ Je connais ces endroits. Je pourrais vous y emmener. Et si nous apportions une pelle, nous découvririons les cadavres en question; du moins ce qu’il en reste.

 

_ Ce qu’il en reste ?

 

_ Oui, car d’après les uniformes que je vois, cela se passe à une époque que je situerais entre les deux guerres.

 

_ Entre les deux guerres… D’ailleurs, expliquez-moi un peu ce que vous faites avec les gendarmes; vous êtes suspect ?

 

_ Non. Les autres ne savent rien au sujet des meurtres. Ils recherchent des disparus. Je crois bien que je suis gendarme moi-aussi. Un gendarme ou un policier tueur en série…

Je crois que ce sont des souvenirs d’une vie antérieure qui remonte dans ma conscience. C’est atroce !

 

_ Mon pauvre Philippe ! Ne prêtez pas le flanc à ce genre d’histoires. Les vies antérieures… Ces expériences-là n’existent pas. C’est du paranormal pour esprits fragiles. Ne tombez pas là-dedans. Les prétendus médiums inventent ces phénomènes étranges pour attirer les gogos en mal de sensationnel et de miracles. Ils s’enrichissent sur le dos des pauvres crédules en quête de merveilleux.

 

_ Peut-être… En attendant, comment expliquez-vous que je connaisse aussi l’identité des victimes et leurs professions ?

Jean Riou, sabotier; Albert Quintin, négociant en vins; Tugdual Rioual, marchand de quatre saisons; Corentin Bihan, marin de commerce et… Tant d’autres comme Pierre Quéméneur, homme d’affaire et conseiller général du Finistère ! Que j’ai occis en 1923.

 

_ Pierre Quéméneur ? Celui de l’affaire Seznec ? Vous pensez savoir où se trouve son cadavre ?

 

_ Je ne le pense pas, j’en suis certain ! Je sais où il est et comment il est mort; comment je l’ai tué. Comme tous les autres. Sauf les allemands; je ne connais pas leurs noms. Je les ai tués et enterrés rapidement pendant l’occupation. Un bon coup de baïonnette dans les reins en remontant tout en plaquant mon autre main sur leur bouche. Pas un cri pas un mouvement de défense; la douleur est par trop fulgurante.

Le premier, je lui avais planté la longue lame que j’avais au préalable aiguisée des deux côtés dans sa gorge; mais en sectionnant les artères, je m’étais aspergé de sang; j’en avais partout. Les reins c’est beaucoup mieux; c’est bien plus propre… J’imagine qu’ils se trouvent toujours là où je les ai enterrés, avec leurs armes, leurs masques à gaz dans les boîtes crénelées. Ces dix salopards faisaient partie d’un peloton d’exécution qui avait assassiné dix personnes; des hommes et des gamins de quinze ans !

 

_ Ce que vous me racontez-là me laisse un peu perplexe. Votre cerveau semble fonctionner en sur régime, si je puis dire.

_ Vous comprenez maintenant pourquoi je suis un peu perturbé. Tous ces crimes restés impunis…

 

_ Et vous pensez vraiment en être l’auteur ? Puisque vous semblez croire en un au-delà qui vous contacte, ne pourriez-vous pas imaginer qu’un autre ait pu tuer tous ces gens et qu’il ait réussi à vous contacter pour que les corps soient retrouvés ? Ou qu’une force invisible se serve de vous pour révéler ces crimes du passé restés inconnus ? Pourquoi vous imputer ces crimes ? Si ces crimes sont avérés, bien sûr.

 

_ Vous ne m’avez pas bien écouté, docteur. Je me rappelle les avoir tués; je me revois en train de le faire, de les transporter et de les faire disparaître. Je sais ce que j’ai ressenti en plongeant ma lame dans leurs corps, quand ils s’effondraient doucement dans mes bras, mous comme des poupées de chiffon et pourquoi je l’ai fait.

 

_ Vous m’intriguez… Accepteriez-vous une séance d’hypnose ?

 

_ Pour quoi faire ? Dans quel but ?

 

_ Pour vérifier certaines choses…

 

_ Si vous voulez; mais je ne crois pas être un bon sujet à hypnotiser car je n’y crois pas.

 

_ Vous allez être surpris… Un instant, je vous prie; j’appelle le prochain patient pour reporter son rendez-vous et je reviens. En attendant, fermez les yeux et respirez profondément.

 

 

Bien. Philippe. Ecoutez ma voix. Imaginez que vous marchez sur une grande plage de sable blanc; vous entendez les vagues venir mourir au bord près de vous. Vous sentez vos pieds s’enfoncer dans le sable chaud… Ecoutez ma voix… Ecoutez ma voix… Rien que ma voix… Vous dormez mais vous entendez ma voix… M’entendez-vous ?

 

_ … Oui. Je vous entends…

 

_ Ou êtes-vous ?

 

_ Sur la plage. C’est magnifique ici. Il fait chaud.

 

_ Bien. Je vous demande de penser à Pierre Quéméneur.

_ Oui. Pierre Quéméneur…

 

_ Vous souvenez-vous de sa mort ?

 

_ Oui. Il l’a tué.

 

_ Qui l’a tué ?

 

_ L’autre. Simon Bernard.

 

_ Qui est Simon Bernard ?

 

_ C’était moi. Au siècle dernier.

 

_ Est-il présent actuellement ? Près de vous ?

 

_ Evidemment. C’est une partie de moi. Celle de ma précédente existence.

 

_ Y a-t-il d’autres parties de vous du passé ?

 

_ Sans doute, mais je n’y accède pas.

 

_ Comment accédez-vous à Simon ?

 

_ Ce n’est pas moi…

 

_ Comment ça ?

 

_ C’est lui… C’est lui qui accède à une partie de ma conscience…

 

_ Que veut-il ?

 

_ Je l’ignore.

 

_ Est-ce possible de lui parler ?

 

_ Mauvaise idée…

 

_ Pourquoi ?

 

_ Dangereux. Il ne doit pas accéder entièrement à ma conscience.

 

_ Ecoutez ma voix… Je souhaite parler à Simon… Simon ?

_ Oui. A qui ai-je l’honneur ?

 

_ Docteur Georges Lucas. Je m’occupe de vous; je suis là pour vous aider.

 

_ Je suis malade ?

 

_ Non. Pas vraiment. Un peu perturbé; c’est tout. Avez-vous mis fin aux jours de Pierre Quéméneur ?

 

_… Pourquoi cette question ?

 

_ Je tente de vérifier certaines choses…

 

_ Vous êtes sûr de vouloir m’aider ?

 

_ Bien sûr !

 

_ Alors pourquoi me demandez-vous si j’ai tué Quéméneur ? Qu’est-ce qui vous a amené à me poser cette question ?

 

_  En quelle année êtes vous né ?

 

_ En 1900. Est-ce qu’il y a des flics avec vous ? Je n’y vois rien.

 

_ Non. Nous sommes seuls et vous n’y voyez rien parce que vous avez les yeux fermés.

 

_ Qu’est-ce que c’est que cette pantomime ?

 

_ Pourquoi avez-vous tué Quéméneur ?

 

_ Ça, c’est pas tes oignons ! Et je n’ai pas dit que je l’avais tué… Tu commences à…

 

_ Je souhaite parler à Philippe. Philippe ?

 

_…

 

_ Philippe ? Vous m’entendez ?

 

_ Euh… Oui… Je vous entends.

 

_ Grands Dieux ! Je vais compter à rebours de cinq à un. Quand je serai à un, vous vous réveillerez complètement et vous vous souviendrez de cette séance d’hypnose. D’accord Philippe ?

 

_ D’accord.

 

_ Cinq ! Vous commencez à vous réveiller et vous vous sentez bien. Quatre ! Vous ressentez votre corps en entier et tout va bien. Trois ! Vous pouvez remuer vos pieds, vos jambes, vos bras et vos mains. Deux ! Vous pouvez ouvrir les yeux et vous prenez de profondes inspirations. Un ! Vous êtes parfaitement réveillé et vous vous sentez en super forme. Vous vous sentez d’attaque.

 

_ Tu n’imagines pas à quel point !

 

L’homme se relève d’un bond du divan et s’empare du coupe-papier en forme d’épée miniature posé sur le sous-main du bureau près du courrier et le plonge d’un coup sec de bas en haut et profondément dans l’œil du psychothérapeute qui sursaute et tombe de son fauteuil en lâchant son portable qui tombe à terre en se disloquant.

 

_ Fouille merde !

Le praticien a juste le temps de comprendre avant de mourir, affalé sur le parquet en chêne vitrifié, le coupe-papier enfoncé dans son crâne et son œil exorbité pend sur sa joue.

 

 

 

Un homme ressort de l’immeuble ancien et cossu, arborant un large sourire, tête haute et le regard très vif. Il regarde à droite, à gauche, semble s’étonner un instant puis part d’un bon pas et disparait dans la foule qui circule sur le trottoir…