LE PACMAN

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LE PACMAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ecrit par Ludovic Coué le 20 décembre 2025

 

 

 

 

 

 

 

La découverte fut fortuite. Par une femme ingénieure en physique quantique dans son laboratoire privé au sous-sol de sa maison, menant ses propres recherches sur les phénomènes quantiques. Un véritable miracle pour beaucoup, une promesse fantastique pour le monde. C’était il y a dix ans. Et aujourd’hui… On voit les choses autrement…

Il y a dix ans donc, dans le Midwest, à Chicago, Jane

Holcomb travaillait pour un grand laboratoire américain dans le domaine quantique. Lassée de devoir suivre des protocoles compliqués et lénifiants qui ralentissent la progression de la recherche, elle avait fini par concevoir son propre laboratoire dans son sous-sol et s’y affairait dès son retour du travail, ne s’arrêtant que vers vingt heures pour engloutir à la hâte un sandwich et boire un soda. Ceci fait, elle retournait à ses expériences jusqu’à quatre heures du matin, heure à laquelle son alarme sonnait afin de lui permettre de dormir quelques heures avant de reprendre une journée de labeur. Ses théories, très personnelles ne cadraient pas avec les axes de recherche de l’entreprise qu’elle jugeait trop frileuse et peu curieuse.

 

 

Constituer son propre laboratoire lui avait pris du temps et lui avait coûté cher. Jane avait acheté les différents appareils nécessaires sur le Net et d’occasion. Bien que le prix fût beaucoup plus bas que s’il s’était agi de matériel neuf, elle avait dû se résoudre à contracter un emprunt auprès de sa banque.

Outre le matériel scientifique, une alarme volumétrique et une protection contre l’incendie étaient venus gonfler la facture. Une sorte d’assurance pour elle.

 

 

Au bout de trois mois d’expériences vaines, en modifiant quelques paramètres, son système ressemblait alors à une sorte de hublot métallique vide entouré de tout un système électromagnétique composé d’énormes bobines et d’électrodes ; le tout reposant directement sur le béton du sol.   L’appareil était entouré d’une protection en plexiglas épais au cas où…

 

Ce vendredi là, elle disposait de quarante-huit heures de tranquillité pour mener ses recherches.

Après de multiples essais, Vers trois heures quarante-cinq, alors qu’elle terminait un ultime réglage,  un bruit étrange s’est fait entendre ; comme un bourdonnement et des lueurs bleu pâle sont apparues au centre de l’appareil, dansant lentement comme sur un air de calypso. L’air semblait vibrer et les outils entreposés sur la desserte à proximité ont semblé trembler en remplissant la pièce de cliquetis frénétiques.

Jane a instinctivement reculé tout en admirant les volutes bleues évoluer avec élégance. Il se passait enfin quelque chose dans son labo.

Après quelques secondes, elle a tendu la main vers le magnétomètre et a progressivement augmenté la puissance du flux, intriguée par le phénomène.

Les lueurs ont d’abord dansé sur un rythme plus rapide, puis elles ont augmenté en intensité et tout le centre de l’installation s’est densifié pour former un voile bleu parcouru d’ondulations rapides, à l’instar de la surface d’un lac sous l’effet du vent.

Passé l’effet de la surprise, Jane s’est levée et a ouvert le grand placard contenant différents outils de jardinage et a attrapé la petite hache suspendue.

Délicatement, elle a fait pénétrer la lame dans la matière bleue et s’est penchée pour voir comment elle apparaissait de l’autre côté ; mais rien ne sortait derrière le disque indigo. Décontenancée, elle a ressorti la hache et a constaté qu’elle était intacte. Elle a alors poussé la hache plus avant afin qu’elle entre complètement jusqu’à disparaître. Et c’est ce qui l’a le plus surpris : la hache avait intégralement et immédiatement disparu, engloutie par son appareil.  Jane s’est rassise sur son tabouret, dubitative, perdue dans ses réflexions, tellement concentrée qu’elle n’a pas entendu l’alarme de quatre heures. Elle a ôté un stylo de la poche supérieure de sa blouse et l’a lancé à travers le disque mouvant. Il a disparu à son tour. Désintégré ? Mystère ! En tout cas, au bout de deux heures passées à contempler la surface bleue ondulante et à échafauder de nouvelles hypothèses, ni la hache, ni le stylo n’étaient réapparus nulle part.

Harassée et troublée, à sept heures, elle s’est résignée à quitter le sous-sol pour aller se coucher sans couper l’alimentation de son installation. Sait-on jamais ? La hache et le stylo seraient peut-être de retour plus tard ? Jane s’est endormie en réfléchissant à l’utilité que pourrait bien avoir sa découverte.

 

Vers huit heures du matin, l’ingénieure s’est réveillée en sursaut, a bondi hors de son lit, a avalé en hâte une tasse du café froid de la veille et a couru jusqu’à son sous-sol pour en avoir le cœur net. Le disque bleu ondulait toujours et aucun des deux objets n’était réapparu… Elle est alors remontée à l’étage pour soulager sa vessie et prendre une douche.

De retour dans son sous-sol, Jane a rassemblé ses notes manuscrites détaillant le cheminement menant à sa découverte, a tout retranscrit sur un ordinateur non connecté au WEB, pris des photos de son installation et sauvegardé le tout sur une clé USB.

 

 

Consciencieuse et scientifique jusqu’au bout des ses ongles courts, Jane a recommencé son expérience cinq fois et a toujours obtenu le même résultat. A chaque essai, elle lançait un objet à travers le disque bleu et celui-ci disparaissait aussitôt. A la dernière tentative qui devait clore la confirmation de sa découverte, comme elle ne savait plus quoi jeter, elle a lancé la poubelle qui a instantanément disparu à son tour. Et c’est à ce moment qu’elle a entrevu l’utilité de sa création. Mais il lui fallait d’abord miniaturiser son système et le rendre facilement transportable, sans oublier d’obtenir officiellement un brevet pour son invention. Elle était persuadée que ce qu’elle venait de découvrir serait une bénédiction pour la planète entière.

Cependant, son invention pourrait-elle représenter un danger ? Qu’arriverait-il à un être vivant s’il entrait en contact avec cette matière bleue ? Après quelques instants de réflexion, Jane est sortie pour recueillir des vers de terre dans sa pelouse et les a placés dans un verre. A l’aide d’une pince, elle a plongé le verre et son contenu à travers la mystérieuse matière animée. Le cœur battant, elle a attendus une trentaine de secondes puis a retiré le verre hors de ce qu’elle pensait être un vortex. Les vers ne semblaient pas avoir été affectés par l’expérience, ils se tortillaient lentement les uns par-dessus les autres, ce qui la rassurait. Cependant, une question restait en suspens : qu’adviendrait-il de quelqu’un qui passerait à travers ? Il disparaîtrait comme tous les objets qu’elle avait lancés. Mourrait-il ? Probablement… Il lui faudrait bien réfléchir à cette hypothèse avant de faire quoi que ce soit.

 

 

La révélation de sa découverte a retenti comme une détonation dans le monde entier ! Son entreprise a d’abord intenté un procès contre Jane dans le but de s’approprier sa découverte, mais les juges ont conclu à une fin de non recevoir car l’ingénieure n’avait utilisé aucune ressource de l’entreprise et avait tout financé elle-même.

 

Jane Holcomb est devenue la coqueluche du monde entier ! Toutes les revues, les tabloïds, les journaux télévisés, le Net : Son visage était partout. Les chaînes se battaient pour l’accueillir sur leur plateau et beaucoup d’émissaires asiatiques et européens l’ont contactée pour lui acheter un droit d’utilisation de son appareil. Il était apparu évident au monde entier que son invention allait résoudre le problème de la pollution. Grâce à elle, on allait vider les décharges, supprimer les stocks de déchets nucléaires, les montagnes de plastique allaient disparaître tout comme les amoncellements de pneus usés.

Jane en avait le tournis ! Elle qui avait toujours vécu discrètement se retrouvait soudain sous la lumière des projecteurs. Elle avait dû déménager car une foule compacte se pressait en permanence devant sa porte pour lui réclamer de l’argent, lui proposer un contrat, dénoncer une œuvre diabolique et même pour la demander en mariage ! Le monde est fou…

Jane a aussi changé d’adresse mail et de numéro de portable car ce n’était plus tenable. Et elle a été contrainte à changer d’apparence pour ne pas être reconnue : couleur et coupe de cheveux, lunettes teintées, rembourrage pour modifier sa silhouette. Et elle a loué une chambre sous un nom d’emprunt.

Loin du tumulte, elle suivait l’actualité, contactait discrètement des PDG de l’industrie, fouillait sur le Net

pour trouver ceux qui pourraient produire son système à différentes échelles pour différents usages, imaginant que ces appareils pourraient occuper une place      aussi bien dans les usines que chez monsieur ou madame tout-le-monde.

 

 

 

Secrètement, Un contrat fut passé pour industrialiser les différents modèles et, comme pour les fours à micro-ondes, une sécurité accrue avait été pensée pour empêcher toute utilisation hasardeuse avec un système de huche sur le dessus utilisant la gravité pour que les déchets tombent sur la surface bleue sans danger pour l’utilisateur, comme ce qui se fait pour les broyeurs de végétaux. Toute tentative d’effraction du carter se solderait par la neutralisation du système, le rendant irréparable. Elle imaginait aussi que certains en viendraient à vouloir utiliser l’appareil pour se débarrasser de preuves gênantes ou de corps…

 

Quand sournoisement, un membre du gouvernement l’a contactée pour obtenir une entrevue, et lui a conseillé de réserver l’usage de son invention aux seules entreprises américaines, elle a pris soin d’enregistrer l’entretien et elle a diffusé un exemplaire du modèle industriel à l’ensemble de tous les gouvernements non dictatoriaux. La mise en marche des appareils étant conditionnée à un code radio émis depuis Chicago. Code qui pouvait rompre le fonctionnement du disque.

Et concernant les modèles ménagers, ils ont immédiatement fait fureur et il a rapidement fallu multiplier les centres de production pour couvrir la demande croissante. L’appareil a été surnommé le “ PACMAN“ en raison de sa gloutonnerie insatiable.

 

Les déchets disparaissaient de la surface de la terre et tous s’en félicitaient, ou presque…En effet, certaines voix se sont élevées pour demander où allait ce qui disparaissait.

Toujours est-il que le “ PACMAN“ est rapidement devenu un indispensable pour les foyers du monde entier et de ce fait, la fortune de Jane Holcomb a largement dépassé celles des plus riches.

 

 

Il y a six mois de cela, les astronomes ont détecté un énorme objet stellaire qui entrait dans notre système solaire. Les spécialistes s’entendaient pour affirmer qu’il devait s’agir d’une nouvelle comète à l’instar de ce que l’on avait déjà connu dans les années deux-mille-vingt. Malheureusement, quand l’objet a ralenti et modifié sa trajectoire pour se diriger tout droit en direction de notre planète, plus personne de sérieux ne s’est aventuré à expliquer le phénomène.

 

L’ESA, la NASA et toutes les sommités du domaine de l’espace ont été pris de panique quand le visiteur a stoppé sa progression et que des milliards de points lumineux en sont sortis, projetés à une incroyable vitesse dans notre direction.

 

 

 

Depuis trois semaines, la planète est soumise à un intense bombardement. En raison de la vitesse et de la masse, ces « bombes » spatiales détruisent des villes entières sur tous les continents, dans d’effroyables explosions, ondes de choc dévastatrices. Tous les réseaux comme les axes de circulation sont coupés, on ne compte plus les morts, on parle d’une extinction de masse possible qui anéantirait l’humanité toute entière.

Nous, nous sommes privilégiés car nous avons pu nous réfugier dans les abris antiatomiques disponibles avant que l’horreur ne se déchaîne partout. Nous sentons la Terre trembler, le vacarme est assourdissant.

 

 

Ce matin, une des bombes spatiales s’est écrasée à quelques kilomètres d’ici et nous avons vu quelque chose s’en échapper avant l’impact, monter dans les airs et atterrir près de notre abri.

Le type à côté de moi qui observait le phénomène aux jumelles a poussé un juron et a terminé par un « Ce n’est pas possible… » Il m’a regardé avec des yeux grands comme des soucoupes. « Une bagnole ! C’est une putain de bagnole qui vient de tomber là-bas ! Elle s’est détachée de la bombe en l’air ! ».

Je crois savoir où finissaient nos déchets et je pense que Jane Holcomb le sait aussi. Ils ont probablement atterri sur un autre monde, causant alors des catastrophes épouvantables et ce qui se passe maintenant, c’est une riposte proportionnée consistant en un retour à l’envoyeur.

L’enfer est pavé de bonnes intentions.